L'étang de l'indécidable (merci à Julie)
Mon rapport à l'existence est nourri de souvenirs. Une grande partie d'entre eux - si ce n'est tous - est liée à des émotions. Agréables ou pas. Je pourrais dire que je suis la somme des souvenirs qui m'ont construit. Soit parce que ces expériences heureuses ou malheureuses m'ont indiqué mes propres inclinations ou répulsions, soit parce que ces souvenirs orientent mes choix existentiels. Sans doute de plus en plus précisément avec la maturité qu'attribuent les ans.
Les souvenirs, pourtant, tendent à s'effacer avec le temps. Il s'atténuent, se transforment, voire se reconstruisent.
Je peux chercher à les entretenir ou, au contraire à les oublier. Consciemment ou pas. On connait le puissant mécanisme du déni qui oblitère presque totalement des souvenirs liés à des émotions particulièrement insupportables. Mais hors de ces cas limites, chacun entretient un rapport singulier avec la réminiscence et l'oubli. Un choix qui peut pousser à privilégier la joie ou la tristesse : « se souvenir des bonnes choses » ou ressasser indéfiniment « ce passé qui ne passe pas ». Il y a là une question de paix intérieure, déjà acquise ou encore à conquérir quand elle passe par la reconnaissance d'un préjudice. Le mécanisme est aussi bien individuel que collectif, parfois institutionnalisé, allant du droit à l'oubli au devoir de mémoire.
Quel est mon rapport à la mémoire ? Au souvenir ? À l'oubli ? Assurément contrasté. Et très lié à la substance, et surtout l'intensité des émotions engrangées. Je peux ressentir avec une acuité intemporelle des instants émotionnels intenses très anciens, comme je peux oublier en très peu de temps des faits qui, à l'instant du vécu, m'ont laissé totalement insensible émotionnellement. Mémoire séléctive, éléphantesque ou « de poisson rouge » selon les circonstances. L'amnésie du second cas est assez gênante dans le cadre professionnel ou relationnel.
Quelle est la part de volonté dans la gestion émotionnelle de mes souvenirs ?
Nulle en ce qui concerne mon ressenti de l'instant, totalement indépendant de ma volonté : ce n'est pas en conscience que je décide d'être touché ou pas. Par contre, pour ce que qui est du suivi de cette mémoire émotionnelle, ma volonté, ou plutôt mes choix plus ou moins conscients, sont prépondérants. Je peux choisir de cultiver mes souvenirs. Cultiver, au sens d'entretenir, mais aussi de "fertiliser" (ou pas), c'est à dire d'imperceptiblement transformer au fil du temps.
Les souvenirs sont vivants, animés ; ils ne peuvent être figés, si ce n'est partiellement par des retranscriptions matérielles : écrits, photos, films, enregistrements sonores... Ou encore par le réveil instantané de souvenirs tactiles, olfactifs ou visuels engrammés dans mon cortex. Ces souvenirs "bruts" et inaltérables sont sans doute les plus imprévisibles, parce que peu susceptibles d'être entrenus. Chercher à le faire artificiellement en atténuerait même la potentialité.
Comme chacun j'entretiens un rapport singulier avec mes souvenirs. Il y a ceux que je cherche à conserver, ceux qui s'effacent faute d'être suffisamment convoqués... et ceux que je maintiens volontairement dans les recoins obscurs de ma mémoire. Il y a aussi ceux que je choisis de me créer : les voyages sont des générateurs émotionnels, donc forts pourvoyeurs de souvenirs. Certaines rencontres peuvent entrer dans ce registre. Les spectacles, concerts, évènements culturels ou autres moments de partage sont hautement susceptibles de générer des émotions à engranger. La lecture aussi. Et même celle des blogs et autres écrits personnels !
Mais qu'est-ce qui fait que je vais "choisir" de conserver des souvenirs ou au contraire de les maintenir dans l'ombre ?
Avant tout c'est leur côté agréable ou désagréable, évidemment. Ce n'est cependant pas déterminant puisque je pourrais aussi bien les "ressasser" d'un côté comme de l'autre, selon la tonalité que j'ai envie de donner à mon existence. Et puis il y a tous ces cas où les souvenirs sont entremêlés, les bons comme les mauvais. Et là, il est beaucoup plus difficile d'opérer un tri. Je pense en particulier aux affects relationnels. Si je veux ne garder que le "bon" et oublier, autant que faire se peut, le "mauvais", il va falloir que je décide consciemment de l'affectation de mes souvenirs. En privilégiant, par exemple, ceux qui évoquent les bons moments et en "neutralisant" ceux qui pourraient éveiller cicatrices et douleurs. Ou au contraire en ne retenant que ceux qui me permettraient de me lamenter sur mon sort, si cette attitude devait me pourvoir un bénéfice existentiel.
Par chance - ou par nature - j'ai tendance à plutôt garder en mémoire active les "bons" souvenirs. Les blessures, sans les oublier, je les laisse s'atténuer, se dévitaliser, s'éteindre. Du moins tant que je reste affectivement "attaché" à une personne. Car je peux aussi me "détacher" de personnes qui m'auraient trop porté préjudice ou dont je percevrais le potentiel toxique sur moi. Tout cela résulte d'un tri dans les attaches, plus ou moins volontaire : il me faut statuer sur la place que j'accorde à chacune de ces relations. Attache encore active ou détachement opéré ? Il y a des cas simples : quand je n'ai plus aucun lien avec une personne qui me fut néfaste. Il y a des cas complexes : les relations familiales, desquelles il peut être difficile - voire impossible - de se détacher. Et puis il y a le cas particulier des relations d'attraction, amicales et amoureuses, fortement investies sentimentalement, d'autant plus fragiles et délicates qu'elles se sont un jour cristallisées. Je suppose que dans les cas où il y a eu trop de douleur, de déception, de tristesse ou de colère, le choix du rejet des souvenirs peut s'imposer. Ou se voir imposé brutalement. Mais il peut aussi falloir du temps pour décider de leur devenir. Le temps de mettre en balance le poids des douleurs et la légereté des bulles de douceurs. Ce long temps d'incertitude, s'il s'éternise, devient alors celui de l'indécidable.
Pour beaucoup il serait trop inconfortable de le voir durer : il faut trancher. Pour moi, qui ai la chance de ne pas être soumis au besoin de certitude, et qui cohabite assez bien avec le doute et ses fluctuations, le temps de l'indécision est celui d'une conscientisation, d'une découverte de moi-même et des interactions humaines. Un temps fertile durant lequel je cultive mes souvenirs comme un jardin. J'y laisse s'épanouir des bouquets multicolores, qui l'égaient, tandis qu'au fond du jardin, maturant dans le tas de compost mémoriel, continuent de se déliter les substances encore indigestes.
Texte rédigé le 06/11/2021
Contrairement à toi, je contrôle que dal. Dedans ma petite tête en friche (au premier degré), ça part ça reviens. En découle une telle pagaille propice au semis direct ; ce dont j'affectionne tout particulièrement :)
Bon dimanche, cher Pierre. Bises givrées.
PS Suite à l'échange chez Célestine mais sans obligation de répondre : quelle est pour toi la différence entre rêver et l'espoir ?