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Alter et ego (Carnet)
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20 mars 2022

Un bonheur contrarié

Le printemps est là, qui m'appelle. Sensation physique et sensorielle. L'écriture est là, qui m'appelle aussi. Perception intellectuelle, émotionnelle, analytique. Nécessité. D'un côté la vie vivante, de l'autre la vie spirituelle, intérieure, profonde. L'instant présent cherche sa place alors que le passé et le futur prennent la leur, tout aussi importante. Affrontement de temporalités. Trouver le juste équilibre.

Je crois que mon rapport à l'existence se nourrit autant du vécu émotivo-sensoriel que de l'analyse des ressentis que celui-ci provoque. J'ai besoin des deux, qui se complètent et s'enrichissent mutuellement. C'est pourquoi je vais prendre le temps d'observer les pensées et sensations les plus marquantes de ces derniers jours et laisser venir ce qui se présente. Je suis persuadé que cela me permet de me préparer à ma propre finitude, que je veux voir arriver sereinement, en me permettant de vivre le présent sans angoisses existentielles occultées. Je reste adepte de la clarté, autant que j'en suis capable.

La façon dont mon être a traversé la mort de ma mère tend à me conforter dans cette approche : je l'ai très bien vécue. Pleinement, en toute conscience, dans un bel éventail d'émotions allant de la joie à la tristesse. Joie en me remémorant les moments partagés, tristesse en réalisant qu'avec elle ils ne reviendront plus. J'ai eu des années pour me préparer à cette séparation et j'étais prêt, autant qu'on puisse l'être, pour accueillir le surcroît émotionnel dû à la confrontation physique au réel. Celui qui passe par le concret, par le corps et les sens. Le corps de ma mère et le mien. Son corps inerte, mais vivant. Puis son corps inerte, mais sans respiration, sans vie.

J'ai eu la chance - le privilège - d'être le dernier à lui parler, à l'embrasser sur le front, à lui caresser le visage. Le soir, quand elle etait vivante, et le matin, quand elle ne l'était plus. Je pense qu'elle ne s'est rendue compte de rien, mais pour moi cette proximité finale était importante. Bien plus que je ne l'aurais imaginé. Un moment de pure sérénité, un moment de joie, malgré le chagrin qui m'inondait. Elle était enfin délivrée de son enfer.

Ma mère croyait à un au-delà et certainement cela l'a portée. Ce n'est pas mon cas. En parlant à sa dépouille encore tiède je ne faisais que prolonger, en toute conscience, l'illusion de notre connivence passée. Ultimes paroles et gestes de détachement. J'ai regardé son visage émacié, ai tenté de former un sourire sur ses lèvres sans y parvenir. « Ah, je n'arrive pas à te faire sourire, Maman ». J'ai eu un regard sur son ventre, duquel je suis né. Et puis voilà, j'ai fait le deuil de son corps, que je ne verrai plus. 

Quelques heures plus tard la fratrie et quelques uns de nos enfants étions chez mon père, qui lui n'a pas voulu la voir décédée. L'ambiance était plutôt rieuse, bien que les larmes puissent jaillir de temps en temps. Et là je me suis rendu compte de ce fait étonnant : ma mère ne manquait pas. Il n'y avait pas du tout l'impression de "place vide". Au contraire, c'est comme si nous pouvions enfin vivre ce moment, libérés, sans nous demander si cette pauvre vieille femme privée de parole ne se sentait pas trop exclue. Et de fait elle l'était, parce que son esprit ne pouvait plus vraiment nous suivre. Ces derniers mois la voir ainsi, aphasique, l'esprit vagabond, les mouvements absurdes, était une souffrance pour tous.

Une semaine est passée, entre son décès et ses funérailles. Dans ce délai la vie a repris son cours normal, lesté par la charge des préparatifs. Charge limitée puisque ma mère avait laissé un cahier contenant toutes les consignes utiles : des textes religieux qu'elle aimait bien, des musiques, son choix de l'incinération et le numéro de la concession au colombarium. D'ailleur j'ai pensé qu'il serait bon que je m'occupe de ce genre de choses pour ma propre fin...

Le jour des obsèques a eu un côté festif : toute la famille s'est retrouvée pour un pique-nique à côté de l'église, juste avant la cérémonie. Les rires fusaient, tandis qu'avec ma soeur nous réglions les derniers préparatifs. Seul mon père manquait, bouleversé au point d'en être malade. C'est donc sans lui que nous avons suivi l'entrée du cercueil dans l'église. Sans émotion, pour ma part. Dans l'église j'étais juste à côté de cette boite, choisie parmi les plus simple. Pour moi c'était vraiment une caisse de bois recouverte de fleurs à son goût. Certes avec le corps de ma mère à l'intérieur, mais dont la réalité était presque abstraite. Pour moi le deuil de son corps était déjà loin. D'ailleurs cette cérémonie ne me touchait pas vraiment, si ce n'est par le nombre de personnes, parfois venues de loin pour assister aux obsèques. Et puis jusqu'au dernier moment il avait fallu accueillir les gens, terminer les derniers réglages avec le prêtre... Pas vraiment le temps de me mettre en habits de tristesse, même si des bouffées d'émotion me sont venues en voyant des visages venus du passé, quelque peu vieillis.

Par contre, lorsque j'ai pris la parole pour présenter la défunte, lisant le texte que j'avais préparé, l'émotion est revenue jusqu'à me submerger. Et pas n'importe où : en lisant certains éléments de sa biographie que, pourtant, j'avais lus et relus la veille sans difficulté. Or les émotions indiquent quelque chose d'important pour qui veut bien s'y attarder. En particulier si elles apparaissent et disparaissent selon les idées ou les mots énoncés.

Dans mon texte j'ai choisi de commencer le récit de vie par son enfance, nommant les morts qui l'avaient accompagnée. Pourquoi ce choix ? Probablement parce que, sans m'en rendre compte, je relatais ce qui avait du sens pour elle. Ou plutôt : ce que moi je considérais avoir du sens pour elle, nourri par le récit qu'elle m'en avait fait depuis toujours. La mort très précoce de son frère malade, âgé de huit ans, avait hanté ses parents. Ils en avaient fait un demi-dieu à côté duquel ma mère, née plus tard, ne pouvait pas rivaliser. Petite fille forcément en échec de perfection, presque coupable d'être vivante et rabrouée quand elle l'était trop, elle a souffert d'avoir cette place d'impossible substitution. Comment cette hypensensible a t-elle construit sa personnalité dans ces conditions ? Quelles injonctions de perfection, de discrétion, a t-elle engrammé dans sa psychologie ?

Il y a quelques années, durant un travail de psychogénéalogie, j'avais été surpris de ressentir une très forte émotion autour de son frère mort, qu'elle-même n'a pratiquement pas connu et qui, jusque-là, n'était pour moi qu'un personnage secondaire. J'ai compris que se jouait là quelque chose de vraiment important, sans que j'en comprenne le sens. Et là, en lisant mon texte dans l'église, j'ai buté sur la même émotion venue des profondeurs de mon inconscient en lisant le prénom de ce frère mort.

J'ai buté aussi sur le prénom de H., sa mère, brutalement décédée un mois après que mes parents se soient rencontrés. Pour ma mère, cela arrêtait net le temps de légereté et d'insouciance qu'elle venait de découvrir. Un peu comme si, après avoir tant espéré le bonheur, il lui était déjà oté. J'ai buté sur le décès de sa grand-mère trois mois plus tard, interrompant brutalement le voyage de noces de mes parents. C'est sur cette succession de morts, qui ont tant marqué ma mère, que l'émotions m'a submergé. En racontant brièvement l'histoire d'une vie à tous ces gens, dans l'église, je portais la souffrance qu'elle m'avait transmise à ce sujet. C'est comme si, à travers mes mots et ma voix, s'exprimaient les douleurs qu'elle avait portées durant toute son existence.

Pourquoi ai-je choisi d'en parler, alors que j'aurais pu mettre en avant bien d'autres choses ? Je l'ignore. Mon inconscient a guidé mon récit.

J'ai buté aussi sur une phrase précise, citée directement d'après ses écrits à elle : « j'envoie comme un défi à la mort en devenant enceinte ». Je suis né exactement neuf mois après leur mariage, premier porteur de son aspiration à la vie. Cinq ans plus tard les quatre enfants de la fratrie étaient nés ! Encore un an plus tard, son père, qu'elle adorait, décédait. Ma mère se retrouvait ultime représentante de sa lignée. Tout cela alors qu'elle n'avait pas encore trente ans.

Dès qu'elle fut mère elle se consacra à l'épanouissement et au bonheur de ses enfants, concrétisant son rêve de petite fille trop seule, à la joie de vivre empêchée par une grand-mère acariâtre, véritable matriarche régentant autoritairement le couple veule de ses très doux parents. C'était Cosette, cette histoire ! Alors nous, ses enfants, avons été une revanche sur la tristesse de son enfance. Son vrai bonheur.

Sans doute le tableau aurait-il pu devenir idéal si, du côté conjugal, elle aussi avait pu s'épanouir et accéder à la pleine joie de vivre à laquelle elle aspirait. Ce ne fut hélas pas le cas et il est certain qu'elle a souffert de voir son bonheur contrarié par un mari autoritaire et trop souvent cassant, inapte à exprimer sa sensibilité, handicapé relationnel et affectif. Mais dont la force de cractère était rassurante.

Ma tristesse venait sans doute de revoir défiler cette vie presque heureuse, qu'elle n'a pas eu la force de conquérir totalement en s'affirmant face à mon père. J'ai parfois trouvé ma mère lâche de n'avoir pas osé s'émanciper, lorsque nous avions quitté la maison. Je sais cependant qu'elle a fait ce qu'elle a pu et à tenté de trouver une sérénité accessible, à sa portée. Elle a aussi tenu à respecter des valeurs morales qui lui semblaient intangibles.

Quant à moi, je considère depuis longtemps que mon propre chemin d'émancipation conjugale ne résulte pas d'un total hasard...

 

Et pour poursuivre dans les liens de cause à effet, je comprends mieux pourquoi le suicide de Solange, qui incarnait pour moi « la joie de vivre », m'a tellement touché. Et pourquoi ma grande inquiétude quant au fragile bonheur de l'humanité, idéal dont la perspective semble toujours plus inatteignable, affecte si fort mon rapport à l'existence.

 

Commentaires
M
Un peu tardivement je t’envoie mes douces pensées....
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F
Je pense que tant que les mots ne sont pas dits verbalement, nous arrivons à contenir l'émotion qu'ils pourraient susciter en nous, mais le fait de les lire à voix haute, devant un "public", fait que l'on réalise vraiment leur sens et l'impact que ces événements a pu engendrer chez la personne à qui ils sont destinés. C'est réaliser le mal qu'ils ont pu faire. Je ne sais pas si je suis très claire, Pierre ? <br /> <br /> Toute mon amitié sincère en cette période.
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D
Bonsoir Pierre. Ce sont des moments difficiles. Et les mots que l'on peut écrire me semblent bien dérisoires sur un tel billet. Je retiens pourtant particulièrement ceci: "Je sais cependant qu'elle a fait ce qu'elle a pu et à tenté de trouver une sérénité accessible". Oui, elle a fait ce qu'elle a pu pour vivre et elle a bien préparé sa mort. Et sans doute qu'elle est reconnaissante, à quelque part, des mots qui ont été prononcés par son fils le jour de son grand départ. Bises alpines.
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C
Pardonne moi de ne pas écrire davantage ce soir. Je suis très émue par ce billet. Et impressionnée aussi.<br /> <br /> Je reviendrai un peu plus tard.<br /> <br /> je t'embrasse et te garde dans ma pensée.<br /> <br /> •.¸¸.•*`*•.¸¸☆
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C
Mes pensées vont vers toi Pierre
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