Lettres oubliées
L'été a commencé avant l'heure. Il a déjà trois mois et fin juillet ressemble à octobre. Des feuilles sèches gisent au sol, bien trop tôp pour la saison. L'eau manque pour les arbres, une fois de plus. L'herbe a une couleur de savane et craque sous les pieds. Les ruisseaux sont à sec. Plus haut les glaciers fondent. Ailleurs des forêts brûlent.
N'en parlons pas : pour beaucoup c'est le temps des vacances et il ne faudrait pas les gâcher avec des considérations anxiogènes.
Pour moi c'est la trève estivale. Le temps des réunions est suspendu jusqu'en septembre et les actions collectives, aussi urgentes soient-elles, sont reportées à plus tard. Libéré de ces multiples sollicitations, je retrouve du temps pour moi. Je peux cogiter un peu, et même écrire.
Il y a quelques jours, la chaleur caniculaire rendant l'extérieur peu attirant en journée, j'ai choisi la fraîcheur de la maison afin d'effectuer quelques rangements. Du tri dans des dossiers et divers documents, plus ou moins en vrac, m'ont permis de jeter des kilos de paperasse périmée. Archiveur désordonné, je garde baucoup plus que nécessaire. Peut-être pour avoir le plaisir de retrouver des traces de ce qui fut. Sensations ou émotions se ravivent alors, au hasard des désempilements et des redécouvertes. Dans cette sédimentation documentaire je constate l'écoulement du temps. C'est ma petite archéologie personnelle
Dimanche, j'ai ainsi eu l'heureuse surprise de découvrir de précieux documents dont j'avais oublié l'existence. Des lettres, laissées par C., puis L., deux des femmes avec qui j'ai accepté, jadis, l'exploration conjointe des possibles. C'était à l'époque durant laquelle, circonspect mais curieux, j'étais plutôt ouvert aux rencontres sensibles et me laissais approcher assez facilement. Était-ce pour vérifier mon potentiel de séduction, fragilisé par une sévère déconvenue ? Tenté par des parenthèses à tonalité affective et sensuelle, mais sans attachement, j'évaluais encore mal les conséquences et les impasses auxquels ce cocktail hasardeux pouvait conduire.
La relecture des lettres enfouies et leurs touchantes confidences m'a ramené en arrière, ravivant instantanément ce qui s'était partagé à ce moment-là. Images et sensations, douceur et discussions, questionnements partagés. Il y avait du vraiment bon et du... plus compliqué. C'est celui-ci qui m'est revenu le plus nettement. Comme une gêne mal enfouie, prête à ressurgir. Car je sais avoir, malgré moi, causé tourments et chagrins en ne répondant pas à certains désirs. J'en garde une sensation de malaise et d'inachevé. Le flou et l'incertitude causés par mes hésitations rendaient, je le sais, mes intentions peu claires. Je n'en suis pas fier. Il aurait fallu du temps, de la patience, du dialogue... ou au contraire, peut-être, que je prenne des décisions tranchantes. Mais j'ai la patience de l'alchimiste, qui persévère sans pouvoir garantir que l'expérience tâtonnante donnera un résultat réciproquement satisfaisant. Je crois que la complexité, en elle-même, me stimule.
Pour quelqu'un qui recherche la simplicité c'est, pour le moins, paradoxal ! Mais en fait non : c'est un peu comme si j'avais besoin de tout mettre à plat. Clarifier. Décortiquer les doutes et les ambiguïtés, les lever pour établir une confiance et parvenir enfin à cette tranquille complicité dans laquelle je me sens libre d'être moi. Traverser la complexité pour atteindre la simplicité, en quelque sorte.
Ce mode de fonctionnement est peut-être singulier. Trahit-il une sensibilité exacerbée ? Ou un désir d'idéal ? Une prudence excessive ? Un besoin absolu de clarté ?
Quoi qu'il en soit, cette quête reste inaboutie.
Des années plus tard je reste porteur d'une vague honte, plus ou moins refoulée : mes hésitations ont causé de la souffrance. Mes explorations relationnelles, mes indécisions, les épisodes de malaise les accompagnant, ne correspondaient pas à ce que je pensais pouvoir échanger dans une relative légereté. J'imaginais un partage d'envies, réciproquement nourricier, équitable et compatible. Durable. Mais généralement ça ne durait pas bien longtemps. Dès lors que l'on investit une part émotionnelle, sensible, affective, voire sentimentale... on prend le risque de mettre en évidence inéquité et décalage d'attentes. De ceux-ci peut naître la douleur mordante de la non-réciprocité. Celle qui vient nous chercher profondément, nous tenailler, ravivant des besoins inassouvis issus de l'enfance. Mettant à jour des vulnérabilités insoupçonnées. Pour moi, qui suis sensible à la sensibilité d'autrui, accompagner ce genre de situation est extrêmement délicat et a pu me mettre en échec. Être présent sans faire mal devient forcément périlleux puisque au coeur d'un antagonisme : rester proche et attentionné tout en ne pouvant pas l'être autant qu'espéré. Je n'ai pas toujours su faire.
Ce n'est pas fondamentalement impossible puisque je réussis l'exploit de partager une relation affective complexe depuis une douzaine d'années. Elle est cependant, depuis son origine, dans une perpétuelle précarité et se vit bien davantage dans l'absence que dans la présence.
Hormis cela, perturbé par trop d'expériences suspendues, j'ai mis mes désirs de rencontre en sommeil. Je n'ai plus su - plus pu, plus voulu - m'ouvrir à de nouveaux possibles. Et de fait, depuis une dizaine d'années il n'y a plus eu de rencontres aussi poussées. Par défaut, je suis redevenu "unipartenaire". Non par conviction, mais par pragmatisme. Par simplification. Par résignation. Par amitié, aussi. Par fidélité.
C'est bien beau tout ça, mais la vie, elle est où là-dedans ?
Mes énergies vitales se sont projetées vers d'autres champs de découverte, de réflexion et d'action. Je me suis engagé pour la cause écologique, qui a bien besoin d'être soutenue. Dans ce militantisme à ma mesure je trouve un contraste d'enthousiasmes et de déceptions qui a l'immense mérite de ne blesser personne.
Et la joie ? Elle est où, la joie ?
Dans les souvenirs, assurément, même si le passé n'est pas sa meilleure place. Au présent, si joie il y a, elle est dans la tranquillité du solitaire. Il s'agit davantage de contentement que de joie, d'ailleurs. Je me réjouis du modeste bonheur d'être épargné par le malheur. Et puis il y a ces moments partagés avec mes enfants, ma famille. Bien que solitaire, je ne suis pas seul. C'est ma chance !
Tout cela paraît sage, équilibré, satisfaisant. Reste à savoir si l'évitement de l'engagement relationnel est le meilleur choix à long terme.
[Et je me demande bien pourquoi j'ose encore aborder ce genre de sujet sur un blog en déréliction]
Plateau du Taillefer - Juillet 2022