Qu'ai-je envie de vivre ?
Arrêter de travailler, c'était un horizon très lointain, pour quand je serais vieux. Cela arriverait un jour, évidemment, mais dans tellement longtemps...
La première fois que j'ai concrètement pensé à cette échéance j'étais au milieu de la quarantaine, un jour d'épuisement : faire ce métier pendant encore vingt ans ? Non, je n'y parviendrai pas ! Je me souviens nettement de cet instant, les outils à la main et le dos endolori, au milieu des jeunes arbres que, jusque-là, je cultivais avec passion. Ce jour-là je n'ai rien décidé mais, quelques années plus tard, contraint par les contingences, je renonçais à mon indépendance pour retrouver le salariat. Après une brève incursion dans le monde de l'enseignement technique, je trouvai finalement une place dans l'univers du travail social. D'abord au plus près du terrain et des hommes, ensuite comme gestionnaire. Cela fait quinze ans que j'exerce dans l'ESS (Economie Sociale et Solidaire).
Je dois reconnaître que je m'y plais. Je ne m'ennuie pas une seconde à mon poste de responsable : les journées passent trop vite, le rythme est soutenu... mais j'ai la chance d'avoir un travail varié, une large autonomie et la confiance de ma hiérarchie comme celle de mes collaborateurs. Des conditions proches de ce qui me convient. De plus, ce travail a un sens puisqu'il aide des personnes en difficulté à aller vers davantage d'autonomie et de réalisation personnelle.
J'exerçais ce métier sans penser à la fin jusqu'à ce que le compte à rebours s'enclenche inopinénement, un jour de réunion, alors qu'au sein de l'équipe dirigeante nous tentions un peu de prospective pour les dix ans à venir. Je me suis alors rendu compte qu'à cette échéance je n'y serai plus.
La retraite, je savais qu'elle arriverait un jour, mais jusque-là ça restait très abstrait. Subitement l'idée devenait tangible : un jour je ne travaillerai plus. En prenant conscience, un peu amusé, de cette perspective dont le terme était à l'approche, je m'en suis ouvert spontanément. Une nouvelle réalité se mettait à tinter dans un coin de mes pensées.
Deux ans ont passé. La petite musique, d'abord intermittente, est devenue plus présente. Et la question du "quand ?" s'est insinuée. Partir tôt, ou rester longtemps ? Arrêter à l'âge légal de 62 ans ? À celui du taux plein à 64 ans et 8 mois ? Prolonger jusqu'à 67 ans ? J'avais plutôt en tête de poursuivre au plus loin, reportant la prise de décision ultérieurement. J'avais calculé que le montant auquel j'aurais droit serait relativement modeste si j'arrêtais tôt. Ayant autrefois vécu avec de faibles revenus, j'étais peu tenté de retrouver cette situation anxiogène. D'un autre côté je connais parfaitement les faibles besoins de ma vie de solitaire. Je sais aussi que moins j'aurai de revenus, moins mon mode de vie aura d'impact écologique. Arrêter tôt en réduisant mes revenus de moitié serait donc faire œuvre de salut public.
L'échéance étant imprécise, je ne pensais qu'occasionnellement à toutes ces considérations. J'en ai dit quelques mots à mon entourage, un peu à la légère, comme pour incorporer cette idée presque saugrenue. Je trouvais cela amusant d'associer le mot "retraite" à moi-même. Comme lorsque je suis devenu grand-père : je ne me sentais pas correspondre à l'idée que l'on s'en fait. Dans mon esprit je suis resté dans le plein épanouissement de mes 40 ou 50 ans. Je ne suis pas "vieux". Alors en parler, même sans y croire, mettre des mots sur la réalité, c'était aussi me familiariser avec l'idée de fin.
La fin du travail, la fin de l'utilité sociale, la fin du mouvement perpétuel entretenu par le renouvellement continu de projets et d'échéances. Mais aussi la fin d'un certain nombre d'obligations... et le début d'une liberté accrue. Liberté ? Je me connais : je pourrais en abuser. Et peut-être me laisser aller à un farniente aux relents coupables.
Il y a quelques mois j'en ai parlé avec mon père qui, lui, avait bénéficié d'un départ anticipé avant ses soixante ans. Alors que j'évoquais mes hésitations sur mon âge de départ, il m'a suggéré d'arrêter dès que possible. Cela m'a surpris de sa part, parce que je pensais que pour lui la valeur travail était primordiale. D'un autre côté je crois que sa proposition m'a libéré d'une auto-injonction à choisir l'effort et la stimulation des interactions professionnelles.
Aujourd'hui la question se pose plus précisément. M'étant ouvert à plusieurs occasions de cette éventualité en équipe de direction, il m'est demandé de me déterminer : je continue ou j'arrête ? Et quand ? Fidèle à ma nature indécise je penche pour une option en demi-mesure : la retraite progressive. Continuer à travailler, mais à temps partiel. Lever le pied progressivement.
J'hésite parce que je crains de me sentir déconnecté du coeur vibrant dans lequel j'ai actuellement ma place. Inversement je me demande si le fait de lever un peu le pied ne va pas me donner envie de décrocher complètement. J'aime mon travail et l'état d'esprit du milieu associatif dans lequel je l'exerce. D'un autre côté je sais apprécier grandement les périodes durant lesquelles je m'en éloigne. J'ai l'impression que ma vie intérieure est beaucoup plus riche et vibrante en solitaire, alors que la vie au rythme professionnel impose une cadence certes "vivante" et trépidante... mais pas nécessairement épanouissante. Le défi permanent que représente l'adaptation aux situations changeantes, aux échéances régulières, aux objectifs à atteindre, aux imprévus et aux méli-mélo des interactions humaines est stimulant. C'est un peu comme un tour du monde à la voile : grisant mais épuisant.
Quitter la course, opter pour le rythme assurément plus lent et plus libre qui consiste à "prendre le temps", comporte une part de renoncement à l'illusoire sensation de vie éternelle. Se mettre en retrait, "prendre sa retraite", c'est, me semble t-il, accepter de ralentir. Accepter de laisser les autres continuer sans moi. Lâcher prise. Voir le monde continuer sans que je me sente acteur.
Bien sûr je sais que c'est faux : un retraité, quoique considéré comme "non-actif", peut très bien continuer à agir sur la société. Le monde associatif regorge de retraités engagés. Mon mandat d'élu municipal me permettra de continuer à m'engager en faveur de ce qui me tient à coeur. J'aurais même davantage de disponibilité !
En fait, ce que je redoute un peu, c'est que je pourrais très vite prendre goût à la liberté de choisir ce qu'il me plaît de faire ou ne pas faire. Je disposerai enfin du temps qui, d'une certaine façon, m'a toujours manqué. Il y a tant de choses que j'ai envie de faire !
Il va simplement falloir que j'accepte de me mettre en marge. Un peu. M'extraire des obligations du travail rémunéré pour entrer dans la liberté des activités choisies. Et accepter l'idée que la solidarité nationale puisse me verser une pension alors que je suis encore en pleine capacité de travailler. C'est un luxe auquel le fait d'y avoir "droit" ne me dispense pas d'en évaluer le bien-fondé. S'il n'y avait pas de retraite légale, assurément je ne me poserais pas ces questions : je continuerais.
Mais pourquoi ?
Ma réflexion va donc encore cheminer en me poussant à m'interroger : qu'ai-je envie de vivre ?
Envie d'admirer le paysage qui s'offre à moi