Ethnographie des mondes à venir

Je suis en train de lire "Ethnographie des mondes à venir", entretien croisé entre Alexandre Pignocchi et Philippe Descola. Il y est question du rapport qu'une partie des sociétés humaines entretien avec ce qu'elle appelle "la nature" et qu'elle a d'abord entrepris d'explorer, puis d'exploiter, asservir, dominer, et finalement piller sans vergogne depuis... des millénaires.

Nous, européens et assimilés (c'est à dire partout où, historiquement, les habitants du vieux monde se sont accaparés des espaces, se sont donnés des droits, se sont servis en soumettant les habitants d'un territoire) usons et abusons de la puissance conquise par notre système de pensée. Il existe pourtant encore des sociétés humaines qui entretiennent un autre rapport au milieu qui les accueille, qui ne s'en sentent pas propriétaires mais cohabitants, reconnaissant aux autres vivants les mêmes droits à vivre, sans prédominance de l'un sur l'autre.

Ces conceptions des rapports entre l'humain et les autres entités sont difficiles a appréhender pour nous, occidentaux, conditionnés que nous sommes depuis des générations à considérer le monde au service de l'humain, lui-même s'étant opportunément placé au sommet de la hiérarchie. La notion même de hiérarchie, légitimant " de droit" toutes les dominations et asservissements, est au cœur du système autodestructeur dont nous commençons à percevoir les limites.

« Je découvrais, éberlué,  que le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, est une construction sociale de l'Occident moderne. La plupart des autres peuples du monde se passent de distinction entre nature et culture et organisent de façon toute différente les relations entre les humains et les autres êtres vivants. La protection de la nature ne pouvait donc pas être, comme je l'avais imaginé, le contrepoint politique radical à la dévastation du monde orchestrée par l'Occident industriel. Protection et exploitation sont les deux facettes complémentaires d'une même relation d'utilisation, d'un rapport au monde où plantes, animaux et milieux de vie se voient attribuer un statut d'objet dont les humains peuvent disposer à leur guise - fût-ce pour les protéger » - Alessandro Pignocchi

Tout cela rejoint une perception personnelle profonde, restée longtemps à l'état de germe dans ma conscience.

C'est en entrant dans l'adolescence que j'ai perçu qu'il y avait quelque chose d'injuste, inapproprié, dans ce que je constatais de la destruction de la "nature". Cependant je ne savais pas comment contrer cette inexorabilité apparente de la marche du progrès : c'était comme ça, inéluctable. Par l'éducation issue de mon milieu d'appartenance je n'étais pas doté de l'appareil critique nécessaire pour déconstruire ce que l'on m'enseignait, me transmettait. Formatage transmis par des adultes eux-mêmes formatés génération après génération. Comment s'extraire de la matrice sans être acculturé par l'unisson de quelques voix discordantes ? Où les entendre ? Et combien de temps faut-il pour que, de fragment en fragments de conscience, lien après lien, en vienne à s'assembler une conscience plus éveillée ? Combien de pièces d'un puzzle à assembler avant qu'une image significative apparaisse ? Avant que l'envie d'aller chercher d'autres pièces dissimulées ne se manifeste ?

Mon éveil a eu lieu grâce à une sensibilité à ce que j'appelais "nature" : des espaces consituée de milieux les moins anthropisés ou dans lesquels la libre évolution tend vers une "renaturation spontanée". Il y a fort longtemps que je suis un admirateur des friches et autres lieux que l'homme délaisse après les avoir colonisés. Cette reconquète perpétuelle par le sauvage, ce "réensauvagement", me fascine. J'y vois un juste retour à la liberté du vivant, émancipé de l'asservissement par l'humain.

Plus tardivement m'est venue la prise de conscience des systèmes de domination institutionnelle, sans que je fasse le lien avec celle du vivant. D'abord vers la trentaine, lorsque j'ai renoncé à ma religion d'origine parce que dans celle-ci les femmes n'avaient pas droit aux mêmes attributions que les hommes. Cet éloignement m'a finalement conduit vers l'athéisme, avec l'émancipation qu'il permet. Plus tard, vers la quarantaine, ma conscientisation du système patriarcal, c'est à dire celui de la domination masculine, a été assez rugueuse. Non que je me sente détenteur d'un statut à conserver, mais parce que je n'avais pas senti à quel point il m'était largement invisible du seul fait d'être du côté des privilégiés, et conditionné à faire perdurer cet état de fait. Quelques éclairs de lucidité ont changé mon regard et conduit a davantage d'humilité. Le mouvement féministe a trouvé toute sa légitimité à mes yeux, aussi bousculant soit-il dans ses formes les plus radicales.

En comprenant comment la domination des uns sur les autres a été érigé en système, sont tombés un a un mes aveuglements. Après un détour remettant en question la légitimité de l'exclusivité sentimentale, forme plus subtile de domination par l'appropriation, je n'ai pas vu d'autre chemin d'émancipation que le célibat volontaire.

Vers le milieu de la cinquantaine une conscience écologique plus affirmée ma poussé à découvrir de plus près le système d'exploitation animale. Autrement dit, "l'élevage" (alors qu'il est factuellement un "rabaissage"). Plus récemment j'ai découvert l'écoféminisme, comprenant finalement que tout était lié  : déconsidérer l'altérité pour la dominer, l'exploiter, l'asservir.

Aujourd'hui, avec davantage de recul, je vois avec consternation combien les bénéficiaires de privilèges, quels qu'ils soient, savent se réfugier dans le déni de réalité pour que rien ne change. Tout ce qui pourrait faire vaciller de confortables avantages actuels est rejeté comme s'il s'agissait de positionnements extrêmistes inacceptables. L'homme blanc, riche, âgé, en est la caricature en ce sens qu'il cumule les privilèges. Il n'est cependant pas nécessaire d'avoir cette position sommitale pour être dominant·e : on peut être à la fois dominant·e et dominée·e.

Ce qui m'inquiète c'est qu'il est plus difficile de renoncer volontairement au confort matériel que de fermer les yeux sur les dominations que l'on exerce, indirectement ou pas, pour le maintenir, voire l'accroître.

(à suivre, peut-être...)