Racines sensibles
Alors que j'ai entamé l'amorce d'une réflexion sur l'éventuel recueil de mes réflexions personnelles en vue d'une hypothétique diffusion ouverte vers une altérité encore imprécise, une notable coïncidence m'a conduit à revenir vers d'autres archives : celles de la correspondance de mes parents.
En effet, quatre jours à peine après avoir mis en ligne mon précédent texte sur l'idée de garder trace, et sans aucun lien direct avec celui-ci, ma soeur m'a écrit une longue lettre au sujet des échanges épistolaires parentaux. J'en suis le gardien depuis deux ans, ayant décidé de les mettre de côté pour éviter de les voir disparaître sous une impulsion destructrice. Je redoutais que mon père n'estime ce passé dépassé, ne méritant pas d'être conservé.
Dès que j'eus rapatrié ce trésor chez moi, en août 2021, je commençai à explorer le corpus familial. Je ne lus que quelques passages afin d'estimer la valeur d'ensemble, davantage émotionelle et sensible que patrimoniale, et fus enchanté de découvrir que les correspondants avaient été divers, tout comme les registres d'échange. Je pressentis qu'il y aurait matière à mieux connaitre le type de relation qu'avaient eu entre eux des gens que j'ai connu plus tard... et désormais presque tous morts.
Accaparé par d'autres préoccupations, plus actuelles à l'époque, j'ai rapidement délaissé ce travail de recension et fini par oublier l'avoir entrepris. À tel point qu'à la lecture du courrier de ma soeur s'interrogeant sur l'opportunité de communiquer à mon père cette correspondance, j'ai entrepris de parcourir de nouveau les centaines de lettres... et d'en établir (de nouveau, donc) la recension ! Oublier un travail de mémoire ? Voilà peut-être un signe précurseur (ce n'est pas le premier) d'un effacement à ne pas négliger...
Ma soeur, qui n'a pas lu la correspondance et n'en connaît donc pas la teneur, se demandait si la lecture pouvait être plutôt bénéfique ("Se souvenir des belles choses") ou déprimante (tous ces gens sont morts, ce passé n'existe plus). Elle s'est adressée à moi pour s'enquérir de mon avis, comptant sur mes talents de « fin psychologue » pour « analyser cette décision ». Elle met ceci en évidence, avec justesse : « a-t-on le droit de confisquer ces courriers ? de censurer l'accès à des lettres qui leur appartiennent plus qu'à nous ? ». Évidemment pas ! J'ai bien conscience qu'en voulant préserver ces précieux documents [à mes yeux] je m'aventure vers les limites du droit à l'intimité de la correspondance. Si mon père cherchait à récurérer ces courriers pour les détruire... je ne pourrai pas lui refuser. D'un autre côté, si cette correspondance a été soigneusement triée, conservée depuis plus de cinquante ans sur une étagère accessible à tous les regards, je pense que ce n'était pas avec l'idée de la détruire un jour. Mon choix a été de protéger ce qui avait implicitement vocation à être conservé. Et transmis.
Ma préoccupation n'est pas sans origine : je garde en mémoire la destruction par le feu de tous les écrits personnels d'une femme, ancienne institutrice de village, dont deux des fils ont estimé, après son décès, que cela ne les regardait pas. Disons plutôt qu'ils ne voulaient pas risquer d'en savoir davantage que l'image avec laquelle ils s'étaient construits. Et tant pis pour ceux de la génération suivante, qui auraient bien aimé mieux connaître leur grand-mère...
À la question de ma soeur j'ai répondu que chacun entretenait avec le passé un rapport singulier. Certains préfèrent ne pas y revenir, tandis que d'autres affectionnent ce qu'ils considèrent comme des racines dans lesquelles (re)trouver de quoi nourir l'être-passé-présent. J'ignore ce qu'il en est avec mon père mais, depuis le décès de son épouse, il semble s'ouvrir à ce qu'elle livrait de ses émotions et de sa sensibilité. Ma soeur m'a parlé d'une curiosité, et même d'une appétence de mon père à cet égard. Après qu'elle lui ait lu des carnets dans laquelle ma mère notait les menus faits de son quotidien dégradé par la maladie, elle me décrit : « Aujourd'hui, voyant comme il m'a dit au sujets de petits carnets anecdotiques "ces carnets sont à garder précieusement, range les bien", je suis convaincue qu'il ne les détruirait pas. »
Je partage l'avis de ma soeur. Néanmoins je lui ai répondu qu'il serait certainement préférable de ne communiquer d'abord que les "meilleurs souvenirs", en évitant certaines lettres dans lesquelles des récriminations fort anciennes de son épouse n'apporteraient probablement rien de bon.
Mais qui suis-je pour décider de ce qui serait bon ou pas pour mon père ?
Et que sais-je de ce qui, dans mes écrits, pourrait intéresser mes enfants plus tard ?
Extrait d'une lettre de ma mère à mon père... où il est question de moi (à cinq ans)
« Sa jeunesse l'empêch[e] de comprendre le mécanisme des lettres et des mots ».