Ce qu'il me reste à vivre
Hier, 1er novembre, était aussi le premier jour où je pouvais enfin déposer officiellement ma demande de retraite. Il existe en effet un délai de 5 mois entre la date de demande et la prise effective. Impossible d'anticiper : l'accès est verrouillé jusqu'au jour dit.
Sans avoir d'hésitation, j'ai quand même mesuré la solennité de l'acte : choisir de quitter le monde des "productifs", qui sont aussi ceux qui financent ceux qui ne travaillent plus. Je vais bénéficier de la solidarité nationale et cette idée ne m'est pas vraiment agréable. J'ai l'impression de jouir d'un privilège. Oui, je sais, tout le monde n'a pas la même vision des choses et pour certains la retraite est une délivrance. Ce qui peut alors poser question quant à leurs conditions de travail...
Bref, après un court temps de suspension, j'ai concrétisé ce à quoi je me suis préparé depuis des mois.
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Clic !
Dans la foulée j'ai annoncé l'évènement à mes enfants, via le groupe WhatsApp familial. Félicitations, réjouissances, et une petite phrase de mon benjamin : « Trop bien !! Des vacances à vie !! »
À vie ? J'ai été tenté de modérer son entrain en ajoutant « Tant que la vie dure... », mais je me suis abstenu. Je n'avais pas envie de gâcher son plaisir en rappelant que ce qu'il me reste de vie (en bonne santé) est d'une durée toute relative.
Cette conscience du temps compté faisait écho à une impression étrange, survenue pour la première fois il y a une dizaine de jours. Alors que j'envisageais d'acquérir un engin permettant d'entretenir mon terrain, après que la machine actuelle ait achevé sa carrière après 15 ans de service, j'ai extrapolé l'âge que j'aurais si une nouvelle machine durait aussi longtemps. Figurez-vous que dans 15 ans - ce qui n'est pas si loin - j'entrerai dans la catégorie vénérable des octogénaires. Ouille, je ne voyais pas ça si proche ! Non que je ne sache calculer, mais rendre concrète cette échéance a atteint une couche de mon cortex restée émotionnellement vierge jusque-là. C'est la première fois que je ressentais, presque physiquement, la relative brièveté de ce qu'il me reste de vie... dans un état de santé supposé satisfaisant.
C'est idiot de décrire cela, parce que ça ne concerne que moi. Chacun fera, ou a fait, l'expérience intime de cette conscience profonde, et non plus seulement intellectuelle, abstraite, de sa propre finitude.
Je pense que le "travail" intérieur qui opère en soi autour du passage à la retraite agit sur nos représentations et il n'est pas étonnant que cela ait des conséquences annexes. D'ailleurs cette nuit j'ai rêvé que l'on me proposait un nouveau poste, ce qui me mettait dans l'embarras : non seulement je venais de valider ma demande, mais en outre je n'avais pas du tout envie de reporter mon départ ! Voilà un rêve limpide, qui m'indique clairement que je suis prêt.
Cela converge avec l'évolution vers « la joie de vivre l'instant présent » que je décrivais en creux dans mon texte précédent. Parallèlement je sens opérer en moi une sorte de rajeunissement, se manifestant par un entrain qui me ramène à celui que j'avais il y a deux ou trois décennies. J'ai récemment entrepris des grands rangements et menus travaux chez moi, après les avoir reportés indéfiniment. De même, de nombreux projets m'animent. La semaine dernière je me suis offert un petit voyage en solitaire sur la côte méditerranéenne.
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Moment de plaisir ensoleillé dans l'automne méditerranéen - Domaine du Rayol, proche du Lavandou.
Cet inattendu retour de jouvence ne tiendrait-il pas, aussi, du petit groupe de collègues féminines qui m'ont adopté parmi elles ? À leurs côtés je trouve une vitalité, une attention, une sympathie, une confiance, qui me ravissent. Jamais, tout au long de ma carrière, je n'avais bénéficié d'une telle qualité relationnelle, d'une telle attention réciproque. J'en suis enchanté ! Et cela n'est sans doute pas étranger à mon impression marquée d'être encore quarantenaire.
J'ajoute que côtoyer ces jeunes femmes aussi joviales que souriantes a aussi un effet indirect, avec une proximité affective et sensorielle... sublimant ce que je n'ai plus partagé depuis longtemps.
Car oui, peut-être manque-t-il à ma joie existentielle cette dimension, tellement singulière et bienfaisante, du partage émotionnel... et sensuel. Je dis bien peut-être, parce que je ne saurais plus, de la béatitude que procure l'altérité complice, en dissocier les affres de l'incomplétude. Et surtout de ses dérives excessives : le manque, les attentes, les reproches. Si je n'ai plus partagé ce genre de choses depuis... tellement de temps, ce n'est pas la faute à pas'd'chance. Il s'agit bien d'une mise en retrait "volontaire", en ce sens que, échaudé, devenu farouche, je n'ai plus rien tenté. Ou plus exactement : je n'ai plus été suffisamment attiré pour tenter la moindre aventure "forte".
La douleur consécutive aux ruptures passées m'a assurément traumatisé, ravivant des séquelles bien plus anciennes. Et finalement... je me suis bien accommodé de vivre en solo. Je dirais même que cela m'a donné la force de l'indépendance : j'ai appris à me débrouiller seul. Je ne dépend plus de qui que ce soit, et encore moins des oscillations énergétiques et émotionnelles que nous avons tous. La liberté que j'ai trouvée m'a consolidé, m'a rassuré, m'a conforté. Le modèle du couple, avec ses attaches sentimentales et affectives, ne m'attire plus depuis longtemps. Alors, certes, je ne connais plus la douceur propre à la relation dite "amoureuse". En suis-je frustré ? Non. Mais dire que cela ne me manque pas, occasionnellement, serait mentir. En compensation il me reste, pour porter mes rêveries, le souvenir du bonheur ineffable que ces moments ont pu me procurer.
Souvenirs infiniment précieux qui, sans l'épuiser jamais, diffusent leur parfum d'ivresse.
À propos de traumas, j'ai regardé l'excellente série "Des vivants", qui décrit avec une grande justesse le retour à la vie de quelque rescapés de la tuerie du Bataclan, le 13 novembre 2015. La diversité de réactions des protagonistes, tant des rescapés que de ceux qui les ont côtoyés durant leur complexe restauration psychique, m'a fasciné. Il y a tellement de façon de "faire avec" une épreuve aussi marquante, vécue exactement dans les mêmes circonstances.
Toutes proportions gardées, j'ai senti s'élaborer en moi des analogies. Comment chaque protagoniste se remet-il d'une violente effraction dans ses croyances et représentations ? Que celles-ci concernent la liberté, la valeur de la vie, la relation intime ou tout autre chose, il existe toute une diversité de réactions possibles, du dépassement rapide à la brisure irréparable, en passant par le poison du déni. Les fracas qui m'ont éprouvé - infiniment moins traumatisants - auront sans doute été suffisamment forts pour que je ne puisse plus me projeter vers ce qui se nomme "couple"... ou quoi que ce soit qui puisse y ressembler. C'est ainsi. Cela s'est imposé à moi. Une mise en retrait peut-être non compréhensible par d'autres. En fait je n'en sais rien puisque ce sujet n'est plus évoqué. Dans mon entourage, nul ne s'étonne de me savoir seul ni ne me questionne à ce propos. Probablement parce que renvoie l'image de quelqu'un d'heureux tel qu'il est :)
Il y a une quinzaine d'année, je me donnais cet objectif : ♫ Je veux être un homme heureux...
Je crois que j'ai réussi à l'être :)