Sinon, rien...
La lecture d'un récent billet de Tristana, évoquant le désir de se sentir "la préférence", m'a fait revenir en mémoire une phrase, lue autrefois au fil d'un forum. Une femme y affirmait ce qu'elle attendait d'une relation amoureuse : « je veux de l'or, sinon rien ».
J'avais trouvé ça à la fois plein de panache et... impossible à vivre pour moi. Je fais trop attention aux autres pour ça, et me sens incapable de faire ce que je ne voudrais pas qu'on me fasse. "Rien", étant le pire qu'on puisse me faire lorsque j'aime. Quoique... je commence à m'y faire, après quelques expériences réitérées depuis fort longtemps. Mais au prix de quel désabusement ?
En amour, ne vouloir qu'un "tout ou rien" me semble promettre des moments grandioses, certes, mais de courte durée. Une sorte de pulsation existentielle faite de périodes d'intensité amoureuse partagée, plutôt brèves, suivies de solitudes plutôt durables. Embrasements successifs rapidement éteints, dès que les complications surviennent. Le temps des rires partagés étant fini, on tranche. Schhhlack ! On pleure un bon coup (ou pas) et hop, au suivant ! Ça me fait penser à des amours consommables [pour ne pas dire jetables].
Du moins... si la rupture définitive est la seule transition envisagée entre le tout et le rien ! Car, outre la transformation de l'amour en amitié, on peut aussi imaginer une forme de relation continue fondée sur l'alternance, avec la même personne, de tout et de "rien" [ce qui, en soi, n'est pas rien]. Un lien discontinu-durable, en quelque sorte. Un amour épisodique s'étalant sur plusieurs saisons. Tout-rien-tout-etc... Comme les séries télé ou les films à suite.
Oui, je peux l'envisager...
C'est peut-être une variation de l'amitié amoureuse ? Un des aspects de la mythique "polyfidélité" ?
Cela nécessite certainement une bonne dose de détachement, de confiance en soi... et un coeur bien accroché !
Ceci dit le "tout ou rien" a probablement des vertus que j'ignore. Je ne sais pas si c'est compatible avec ma façon de vivre le monde, mais je conçois la vie aventureuse, la vie de nomade, la vie d'explorateur. Sans attaches. Libre. Ce sont des vies ayant certainement une grande part d'exaltation, mais qui ne peuvent exister que parce qu'on décide de ne jamais regarder en arrière. Pas de place pour la nostalgie ! Une fois qu'une terre vierge a été exploitée elle ne donnera plus jamais autant sans efforts. Un pays ne surprendra jamais autant que lors de sa première découverte. Ensuite tout se joue dans l'infini des nuances à appréhender et l'adaptation à la différence. L'esprit de conquète place ses efforts dans le mouvement, et non dans la pérénnité. C'est peut-être simplement une façon de vivre à grande échelle en explorant le vaste monde... C'est tentant.
Alors pourquoi pas la même chose en amour ?
Peut-être que je me trompe à persister dans des liens d'attachement ?
Peut-être que vivre pleinement c'est prendre ce qui est là, sans se poser davantage de questions.
On se plait, on se prend, on se baise, on s'oublie... Zéro contrat. Liberté totale. Euh... je suis trivial, là, mais il y a de ça.
L'important c'est que chacun vive selon ses aspirations et se sente bien.
C'est donc difficile pour ceux qui se situent entre les deux, ou voudraient les deux !
N'oublions pas que l'attachement libre reste une alliance d'antonymes...
En poussant un peu plus loin, et sans aller jusqu'à la flamboyance du tout ou rien, il parait flagrant que ce qui est majoritairement attendu dans une relation amoureuse, puis de couple, c'est d'être « la préférence ». Pas forcément l'unique, pour peu qu'il soit fait preuve d'un peu de lucidité et de beaucoup d'ouverture d'esprit, mais au moins d'avoir une place à part, singulière, privilégiée [donc un p'tit peu unique quand même...]. Pour tout dire [mais ce n'est jamais dit] : se sentir indétrônable.
Je le constate et m'interroge: pourquoi ce désir (besoin ?) est-il autant répandu ? Pourquoi est-il recherché cette assurance de garder une place prééminente ? Et même : y a t'il des personnes qui y échapperaient vraiment ? Je parle là d'une acceptation entière, et pas d'un accomodement interne qui accepterait d'être "jetable" en contrepartie du refus d'attachement.
D'ailleurs, la crainte de perdre un jour cette place de choix n'est-elle pas au coeur de la problématique amoureuse ? Voire même de nature à en anticiper la fin ?
Combien préfèrent ainsi saboter, plus ou moins (in)consciemment, une relation imparfaite (qui n'est pas "de l'or") ou perçue comme menaçante (de ne plus être "de l'or") ? « Je m'en vais parce que je ne reçois pas suffisamment de toi. Notre lien me frustre, alors je te quitte... [voix off: avant que tu ne me quittes].» Combien refusent même de s'engager en amour par peur de la rupture qui pourrait advenir un jour ? Plutôt ne pas aimer que risquer de souffrir de ne plus être aimé... Ou de faire souffrir l'autre en ne l'aimant plus.
Que cache l'apparente dureté de certaines décisions ?
Que dissimule la crainte de l'attachement ?
Assurément il est difficile, viscéralement douloureux [genre arrache-tripes avec une fourchette], de sentir que l'état de béatitude initiale cède la place à quelque chose de moins merveilleux [jusqu'où l'or va t-il se ternir ?]. De constater que s'estompe peu à peu l'éclat de la relation qui faisait qu'on était (ou pensait être) "la préférence". Voire "tout pour l'autre", ne serait-ce que dans la dimension affective. Ou pire encore, de réaliser qu'on était depuis longtemps dans l'illusion d'un amour équivalent, réciproque et exclusif. Tromperie dont il est toujours plus facile de rendre l'autre seul responsable.
Mais pourquoi cette tentation, tellement courante, de retourner vers le rien ? Jusqu'à, parfois, vouloir oublier ce qui a été. Brûler, déchirer, effacer toute trace d'un passé devenu douloureux de son bonheur absent.
« Puisque je n'ai pas assez, alors je ne veux plus rien ! Disparais de ma vie ! Je n'aurai plus rien, mais toi non plus ! »
« Je ne peux plus vivre l'illusion du bonheur d'être unique et je t'en veux de m'avoir ouvert les yeux. Je t'en veux pour la frustration que je ressens. Je t'en veux même de mon ressentiment à ton égard ! »
Alors je me demande: qui aime t-on lorsqu'on exige [sans le dire] d'avoir une place qui voudrait manger la vie de l'autre ?
Aime t-on cet autre pour ce qu'il est, ou bien pour ce qu'il nous procure de satisfactions ? Sont-ce tes bras que j'aime sentir autour de moi, tes baisers sur mes lèvres, ton regard qui m'illumine, tes mots qui me chavirent... ou bien s'agit-il des sensations de bien-être que je ressens avec un être qui m'enveloppe de ses attentions ? Partenaires d'attentions réciproques. Amour sous conditions. Amour sans frustrations.
Qu'est-ce qui se rejoue de mon passé, quand j'aime ?
Qui aime t-on, ou qu'aime t-on réellement quand on dit aimer ?
Pour le savoir il faut être confronté à ses propres pulsions de rejet, et les regarder bien en face: si je hais qui je crois aimer, alors je n'aime pas vraiment. Pas entièrement. L'amour vrai n'a pas de contraire. Il ne va que dans un seul sens.
Si je repousse qui j'aime, si je veux fuir cet autre par qui je souffre, ce n'est pas lui/elle que j'aime, mais les sensations que cet autre me permet de vivre. C'est donc moi que j'aime préférentiellement et cherche à satisfaire. Cette part d'amour est fondamentalement égoïste. Ce qui est plutôt sain puisque si je ne m'occupe pas de mon égo, si je ne le protège pas de la souffrance, qui le fera ?
L'amour amoureux peut-il exister sans égoïsme ? Je me le demande...
Ne serait-il pas l'exact contraire de l'Amour désintéressé ? De l'Amour altruiste ?
Voila pourquoi le verbe aimer a un double sens. Voila pourquoi il nous interroge tous [enfin.. il me semble... Non, pas vous ?]
Si l'Amour véritable est bien à la portée de l'humain, il ne l'est pas sans efforts sur soi. Efforts considérables pour s'arracher aux blessures originelles de la petite enfance, et même d'avant. Travail sur soi pour comprendre ces blessures que chaque amour perdu à ravivées, et peut-être renforcées. L'Amour vrai confinerait alors au dépassement de soi, probablement par une élévation de la conscience de soi. Puiser en soi, coeur et esprit, la force de surmonter le réveil des blessures narcissiques les plus profondes.
« Parce que je t'Aime, je travaille à réduire en moi ce qui pourrait te nuire. C'est aussi pour cela que je ne te promets rien d'autre que cette volonté d'y parvenir. Et je n'en attend pas davantage de toi ».
Nous sommes des êtres imparfaits perfectibles...
Je crois que la part de vrai Amour se manifeste précisément lorsque l'autre se dérobe et me met face à ma douleur. Face à moi-même et mon passé... si toutefois je veux bien l'explorer. Lorsqu'en moi se contrarient des pulsions de rapprochement/éloignement. Tensions inverses. « Je t'aime trop... alors pars vite afin que je ne souffre plus... même si j'en crève. Pars avant que je ne me venge malgré moi de ce que tu me fais vivre, et que je te blesse. Pars, que je puisse te maudire et pleurer ma peine. Pars... mais reste. Je t'aime quand même. Va vivre ta vie... mais cesse de me torturer avec ta présence. Je te quitte... mais ne me quitte pas. Garde-moi dans ton coeur. Puisque je ne me sens plus être ta préférence... alors je veux que tu ne sois plus rien pour moi. Puisque je ne peux te donner mon meilleur, puisque tu ne peux me donner le tien, alors ne nous donnons plus rien. De l'or... sinon rien ! »
Rien.
Retournons à notre solitude existentielle [là où personne ne me contrarie].
Ou alors très vite dans d'autres bras de remplacement. Pour oublier la souffrance de la frustration. Amour-tétine ? Retrouver l'illusion de douceur... le temps qu'elle durera. Éviter la confrontation à la réalité du manque et de ses enseignements. Fuir la solitude. Croire à un amour qui serait facilité et évidence, à l'infini. Un amour qui serait donné en abondance inépuisable...
Souvenirs pré-conscients.
Finalement, que connaît-on de l'amour tant qu'on ne l'a pas éprouvé ?
Vous aurez remarqué que je formule davantage de questions que de réponses... Et que j'ai une vision peut-être cynique de l'amour. Ne vous en formalisez pas, c'est une façon de regarder froidement les choses.

Dure pierre et tendre bois, alliés durablement...