Alors que mon précédent texte me tracassait, hier, un mot m'a sauté à la figure en lisant un article : légitimité. C'est le mot qui m'a paru le plus juste, à cet instant, pour définir le malaise flou que je ressentais. En effet, bien souvent, je ne me sens pas légitime pour aborder de façon suffisamment rigoureuse et pertinente, des thèmes dont je ne maîtrise pas grand chose et qui cependant me préoccupent. L'état du monde me préoccupe et les dynamiques en jeu m'inquiètent. C'est une sensation sourde, diffuse, mais profonde et agissant sur mon équilibre intérieur. Je me sais avoir envie de parler de ces préoccupations avec d'autres personnes mais, d'un autre côté, je n'ai pas envie de les déranger. Au contraire, je découvre depuis quelques temps les vertus du masque social qui consiste à n'évoquer que ce qui fait du bien.
Tout va bien !
Et ce qui ne va pas bien, on n'en parle pas. On ne parle pas des conflits, des catastrophes, des injustices, des abus de toute sorte... Tout-va-bien ! La vie est belle ! C'est vrai que la vie est belle, quand on a la chance de vivre en bonne santé, sans problème d'argent, dans un pays parmi les plus libres qui soient. Pourquoi assombrir cette perception en évoquant ce qui, ici ou ailleurs, ne va pas bien ? Alors hop ! la tête dans le sable (ou au-dessus de nuages) et on oublie les malheurs ! Et heureusement, peut-être, sans quoi la tristesse et l'affliction nous envahiraient.
Vous aurez compris que ce double standard me titille régulièrement les neurones. Je ne me sens pas à l'aise, dans ma position de "privilégié de la vie". D'ailleurs ce n'est pas un privilège, mais une chance.
J'en reviens au mot de légitimité, qui m'a semblé juste lorsque je l'ai lu. Je l'ai inséré dans mon texte en me disant que j'y reviendrai (ce qui a suscité le présent billet). J'ai quand même voulu vérifier si le mot était pertinent, en vérifiant sa définition. Bah oui, si je veux être légitime, il faut que je questionne mes références. Et bien ce n'était pas le bon mot ! Pour le Larousse, la légitimité est le « caractère de ce qui est fondé en droit ; Qualité de ce qui est équitable, fondé en justice ». Rien à voir avec le sens que j'ai attribué à ce terme ! Sens qui viendrait plutôt de la psychologie : « se sentir légitime ». Douter de sa propre valeur peut conduire à ce que l'on nomme couramment "Syndrome de l'imposteur". Je le connais bien, lui !
Par souci de cohérence, j'ai cherché s'il n'existait pas un mot plus adéquat pour ce que j'ai voulu signifier par "légitimité". Je me suis servi de l'outil visuel de proxémie du CNRTL et voici l'image obtenue, en orientant le module au plus près de ce qui me convenait.
Je retiens les termes suivants : justesse, exactitude, solidité, rigueur, pertinence et bien-fondé. Je note aussi la proxémie avec les termes fidélité, sincérité, authenticité, qui sont valeurs fortes à mes yeux.
Ce que j'ai (mal) nommé légitimité dans mon texte précédent se rapportait à deux axes : d'une part je ne me sens pas à l'aise (illégitime) pour aborder des sujets extérieurs que je ne perçois que de loin ; d'autre part, si JE parle autant de ce que JE ressens et perçois, c'est parce que là, au moins, je suis au plus près de ce que j'assimile à la légitimité (exactitude, justesse, sincérité...). Subjectif, assurément, mais au plus près de ma perception du moment.
La notion de perception existe autant envers le non-moi que pour le moi. Et je crois que c'est ce qui m'interroge dès qu'une dissonance se manifeste : ma perception est elle juste ? Est-elle exacte ? Est-elle pertinente ? Oh, je ne me questionne pas en permanence, mais seulement lorsque mon contact avec "le monde" (autrui) met en évidence qu'une pluralité de perceptions existe. Je crois que je cherche à comprendre ces différences, qui interrogent ma propre perception... et sa "justesse". Puis-je faire confiance à ce que je déduis et comprends de mes perceptions ? Que faire de la différence de perception de l'autre ? Et finalement, puis-je me fier à la mienne ? Questionnements dérangeants, qui proviennent de ma structure mentale un peu atypique. C'est pourquoi la solitude m'est, je crois, tellement confortable : je ne m'interroge pas quant à ce que je ressens dans l'instant, qui m'est familier, agréable, doux. Souvent sensoriel, organique, naturel. L'altérité est parfois rugueuse... et parfois très douce aussi !
Il me revient de m'ajuster, au plus près de ce que mon intuition m'indique, face à ces multiples autres qui interagissent avec moi.
Il suffit que j'écrive un peu, que quelques commentaires suivent ma publication en m'ouvrant de nouvelles pistes d'exploration, pour que se ravive l'envie de poursuivre. Les apports extérieurs m'inspirent et me stimulent. Je retrouve alors les motivations originelles de ce qui m'a fait basculer de l'écriture privée à la publication invitant à l'échange, il y a maintenant fort longtemps. Autre époque...
À la suite de mon précédent billet une simple question m'a conduit de nouveau vers le clavier : y aurait-il dans mes écrit une adresse particulière ? Ou, plus clairement, est-ce que je m'adresse indirectement à telle ou telle personne lorsque j'écris ? La remarque est brève, mais a fait mouche. La réponse nécessite quelques développements.
Il peut effectivement m'arriver, de façon diffuse, d'avoir à l'esprit une personne en particulier lorsque ce que je développe fait écho à des échanges antérieurs, ou à des réflexions anciennes en lien avec une pensée du moment. Ou bien lorsque j'imagine que telle personne qui viendrait régulièrement me lire pourrait se sentir interpellée. La situation est rare, mais pas inexistante. Toutefois, la plupart du temps, soit je raconte des fragments autobiographiques plus ou moins significatifs, soit je me lance dans une réflexion autocentrée dont le principal destinataire est... moi-même. Ou plutôt, moi-même devant autrui. Plus précisément encore, il s'agirait d'un travail de conscience opérant via un dialogue interne devant témoins. Une exposition qui peut susciter ma gêne, d'ailleurs. La succession de "je" qui parsème mes textes me mène parfois aux limites de la nausée et il m'arrive de renoncer à publier. Ainsi, j'ai fortuitement constaté que près de 200 de mes textes ont subi cette relégation, en partie par malaise face à un autocentrage mal assumé. L'autocensure prend le contrôle lorsque trop de "je" m'apparaissent. Si c'est bien "à moi" que j'écris, le fait d'en proposer la lecture m'oblige à un minimum d'ouverture vers "autre que moi". Est-ce pour pour une raison similaire qu'il est considéré comme de bon ton que les auteurs d'un article, d'un ouvrage, d'une thèse exposant leur perception d'un fait proscrivent le "je", se mettant faussement en retrait en utilisant les impersonnels "on", "nous", ou "il" ? J'y vois une subjectivité mal assumée, presque trompeuse. Mais peut-être est-ce le signe de l'assurance que confère la légitimité ?
Légitimité, au sens de compétence que confère la connaissance.
Quand je déclare « c'est à moi que j'écris », c'est à double sens. En cherchant à traduire mes pensées, sensations, interrogations, réflexions, je construis ma pensée. J'élabore, je place, j'agence un enchainement d'idées qui, d'un point de départ vague, s'affinent et se ramifient au fur et à mesure que se posent les mots, tentant de suivre le fil d'une pensée à la fois rapide et hésitante. Le processus d'écriture est assez fascinant, dialogue intérieur entre cerveau et doigts en cavalcade sur le clavier. Différent de celui qui se produit entre cerveau et parole, plus spontané peut-être, plus vagabond... et sans traces directes. L'oral est impressionniste.
Ce que j'apprécie dans l'écriture de soi ouverte aux remarques, à la critique, au partage, aux compléments, c'est le foisonnement de pistes potentielles. Elles apparaîtront - ou pas - selon des échanges aléatoires, d'abord entre moi-intime et moi-extime, puis entre le ou la lecteur·ice et moi. Je suis souvent - très souvent - étonné de ce qui émerge par surprise.
Le deuxième sens du « c'est à moi que j'écris » est d'ordre temporel : c'est à un futur moi que j'écris. Je m'adresse à la part d'inconnu qui m'habitera plus tard. En quelque sorte, il s'agit de garder trace de ce que je vis et pense au présent, en imaginant que plus tard je le relirai. Je constaterai alors le chemin parcouru, tant pour ce qui aura changé que ce qui sera resté constant. Il est peu probable qu'un jour je décide de lire l'intégralité de ce que j'ai déposé sur la toile (quoique...) mais picorer de temps en temps, quand inopinément me reviennent les souvenirs assez précis de situations passées, je l'ai toujours pratiqué. Par souci de vérification ou de fiabilité : qu'en disais-je autrefois ? Est-ce bien ainsi que les choses se sont réalisées ? Est-ce bien ce que je pensais ? Parfois je suis surpris de constater combien ma mémoire est faillible, d'autres fois combien elle est fidèle. J'ai l'impression, dans ces va-et-vient entre le moi du passé et le moi du présent, que peut se forger une certaine lucidité sur soi. Assortie d'une nécessaire humilité, tant la stabilité du soi est loin d'être immuable.
J'écris aussi, je l'ai déjà mentionné, en pensant à mes enfants, voire mes petits-enfants, si un jour ils trouvent dans ce foisonnement de quoi éclairer leurs propres questionnements existentiels. Car ce que je suis au présent, qui transparaît nécessairement dans mes élucubrations égotiques, contient une part de ce qui les aura imprégnés "avant". Certes, ce n'est pas leur père d'autrefois qui écrit, mais celui qu'il est devenu des années après. En quelque sorte ils trouveront le prolongement de celui qui a joué un rôle fondateur dans ce qu'eux-mêmes sont devenus.
Est-ce que décrire tout cela ici a du sens ? Pour moi oui. Pour d'autres peut-être aucun. Est-ce que cela aurait changé la lecture si j'avais... si ce texte avait été écrit de façon impersonnelle ? Faute d'avoir tenté l'expérience, nous n'en saurons rien.
Initialement rédigé le 3 novembre, la perlaboration de ce texte durant 6 jours lui aura permis de s'affranchir de l'autocensure.
Hier, 1er novembre, était aussi le premier jour où je pouvais enfin déposer officiellement ma demande de retraite. Il existe en effet un délai de 5 mois entre la date de demande et la prise effective. Impossible d'anticiper : l'accès est verrouillé jusqu'au jour dit.
Sans avoir d'hésitation, j'ai quand même mesuré la solennité de l'acte : choisir de quitter le monde des "productifs", qui sont aussi ceux qui financent ceux qui ne travaillent plus. Je vais bénéficier de la solidarité nationale et cette idée ne m'est pas vraiment agréable. J'ai l'impression de jouir d'un privilège. Oui, je sais, tout le monde n'a pas la même vision des choses et pour certains la retraite est une délivrance. Ce qui peut alors poser question quant à leurs conditions de travail...
Bref, après un court temps de suspension, j'ai concrétisé ce à quoi je me suis préparé depuis des mois.
Clic !
Dans la foulée j'ai annoncé l'évènement à mes enfants, via le groupe WhatsApp familial. Félicitations, réjouissances, et une petite phrase de mon benjamin : « Trop bien !! Des vacances à vie !! »
À vie ? J'ai été tenté de modérer son entrain en ajoutant « Tant que la vie dure... », mais je me suis abstenu. Je n'avais pas envie de gâcher son plaisir en rappelant que ce qu'il me reste de vie (en bonne santé) est d'une durée toute relative.
Cette conscience du temps compté faisait écho à une impression étrange, survenue pour la première fois il y a une dizaine de jours. Alors que j'envisageais d'acquérir un engin permettant d'entretenir mon terrain, après que la machine actuelle ait achevé sa carrière après 15 ans de service, j'ai extrapolé l'âge que j'aurais si une nouvelle machine durait aussi longtemps. Figurez-vous que dans 15 ans - ce qui n'est pas si loin - j'entrerai dans la catégorie vénérable des octogénaires. Ouille, je ne voyais pas ça si proche ! Non que je ne sache calculer, mais rendre concrète cette échéance a atteint une couche de mon cortex restée émotionnellement vierge jusque-là. C'est la première fois que je ressentais, presque physiquement, la relative brièveté de ce qu'il me reste de vie... dans un état de santé supposé satisfaisant.
C'est idiot de décrire cela, parce que ça ne concerne que moi. Chacun fera, ou a fait, l'expérience intime de cette conscience profonde, et non plus seulement intellectuelle, abstraite, de sa propre finitude.
Je pense que le "travail" intérieur qui opère en soi autour du passage à la retraite agit sur nos représentations et il n'est pas étonnant que cela ait des conséquences annexes. D'ailleurs cette nuit j'ai rêvé que l'on me proposait un nouveau poste, ce qui me mettait dans l'embarras : non seulement je venais de valider ma demande, mais en outre je n'avais pas du tout envie de reporter mon départ ! Voilà un rêve limpide, qui m'indique clairement que je suis prêt.
Cela converge avec l'évolution vers « la joie de vivre l'instant présent » que je décrivais en creux dans mon texte précédent. Parallèlement je sens opérer en moi une sorte de rajeunissement, se manifestant par un entrain qui me ramène à celui que j'avais il y a deux ou trois décennies. J'ai récemment entrepris des grands rangements et menus travaux chez moi, après les avoir reportés indéfiniment. De même, de nombreux projets m'animent. La semaine dernière je me suis offert un petit voyage en solitaire sur la côte méditerranéenne.
Moment de plaisir ensoleillé dans l'automne méditerranéen - Domaine du Rayol, proche du Lavandou.
Cet inattendu retour de jouvence ne tiendrait-il pas, aussi, du petit groupe de collègues féminines qui m'ont adopté parmi elles ? À leurs côtés je trouve une vitalité, une attention, une sympathie, une confiance, qui me ravissent. Jamais, tout au long de ma carrière, je n'avais bénéficié d'une telle qualité relationnelle, d'une telle attention réciproque. J'en suis enchanté ! Et cela n'est sans doute pas étranger à mon impression marquée d'être encore quarantenaire.
J'ajoute que côtoyer ces jeunes femmes aussi joviales que souriantes a aussi un effet indirect, avec une proximité affective et sensorielle... sublimant ce que je n'ai plus partagé depuis longtemps.
Car oui, peut-être manque-t-il à ma joie existentielle cette dimension, tellement singulière et bienfaisante, du partage émotionnel... et sensuel. Je dis bien peut-être, parce que je ne saurais plus, de la béatitude que procure l'altérité complice, en dissocier les affres de l'incomplétude. Et surtout de ses dérives excessives : le manque, les attentes, les reproches. Si je n'ai plus partagé ce genre de choses depuis... tellement de temps, ce n'est pas la faute à pas'd'chance. Il s'agit bien d'une mise en retrait "volontaire", en ce sens que, échaudé, devenu farouche, je n'ai plus rien tenté. Ou plus exactement : je n'ai plus été suffisamment attiré pour tenter la moindre aventure "forte".
La douleur consécutive aux ruptures passées m'a assurément traumatisé, ravivant des séquelles bien plus anciennes. Et finalement... je me suis bien accommodé de vivre en solo. Je dirais même que cela m'a donné la force de l'indépendance : j'ai appris à me débrouiller seul. Je ne dépend plus de qui que ce soit, et encore moins des oscillations énergétiques et émotionnelles que nous avons tous. La liberté que j'ai trouvée m'a consolidé, m'a rassuré, m'a conforté. Le modèle du couple, avec ses attaches sentimentales et affectives, ne m'attire plus depuis longtemps. Alors, certes, je ne connais plus la douceur propre à la relation dite "amoureuse". En suis-je frustré ? Non. Mais dire que cela ne me manque pas, occasionnellement, serait mentir. En compensation il me reste, pour porter mes rêveries, le souvenir du bonheur ineffable que ces moments ont pu me procurer.
Souvenirs infiniment précieux qui, sans l'épuiser jamais, diffusent leur parfum d'ivresse.
À propos de traumas, j'ai regardé l'excellente série "Des vivants", qui décrit avec une grande justesse le retour à la vie de quelque rescapés de la tuerie du Bataclan, le 13 novembre 2015. La diversité de réactions des protagonistes, tant des rescapés que de ceux qui les ont côtoyés durant leur complexe restauration psychique, m'a fasciné. Il y a tellement de façon de "faire avec" une épreuve aussi marquante, vécue exactement dans les mêmes circonstances.
Toutes proportions gardées, j'ai senti s'élaborer en moi des analogies. Comment chaque protagoniste se remet-il d'une violente effraction dans ses croyances et représentations ? Que celles-ci concernent la liberté, la valeur de la vie, la relation intime ou tout autre chose, il existe toute une diversité de réactions possibles, du dépassement rapide à la brisure irréparable, en passant par le poison du déni. Les fracas qui m'ont éprouvé - infiniment moins traumatisants - auront sans doute été suffisamment forts pour que je ne puisse plus me projeter vers ce qui se nomme "couple"... ou quoi que ce soit qui puisse y ressembler. C'est ainsi. Cela s'est imposé à moi. Une mise en retrait peut-être non compréhensible par d'autres. En fait je n'en sais rien puisque ce sujet n'est plus évoqué. Dans mon entourage, nul ne s'étonne de me savoir seul ni ne me questionne à ce propos. Probablement parce que renvoie l'image de quelqu'un d'heureux tel qu'il est :)
Dans ma peau d'heureux quadragénaire, je me sens bien et respire la vie qui m'est offerte. Aimé par mes enfants, estimé par mes collègues, reconnu par mes pairs, j'ai réalisé nombre de mes rêves accessibles et continue de rêver au-delà de la finitude de mon horizon. Homme libre, esprit incertain et curieux, avide et inspiré, contemplatif et émotif, c'est dans un corps sain, souple et léger, que je parcours mon existence en ce monde, le sourire aux lèvres. Heureux de sentir pulser la vie, en-dedans comme au-dehors...
Insouciant. Paisible. Joyeux. La mia vita è bella !
Les trois singes du sanctuaire Tôshôgû, Nikkô
Le tableau serait parfait si seulement je n'étais pas, aussi, en quête de lucidité...
Non, je ne suis plus quadragénaire, même si je me sens bien dans cette peau-là. Le calendrier est implacable et ma perception ne fait pas le poids. Chaque miroir me le confirme et j'assume aisément mon ancienneté face aux plus jeunes que moi, dont le nombre augmente fatalement.
Non... je ne parcours pas toujours l'existence le sourire aux lèvres. Ma perception est trop souvent ternie par ma connaissance de moult souffrances, malheurs et destructions. Le savoir, oui, mais à quoi bon en parler ?
De plus en plus j'opte pour la légèreté. Le masque du sourire ostensiblement porté : tout va bien ! Et il est vrai que, ici et maintenant, pour moi, « tout va bien » ! À condition que, de temps en temps, je mentionne le leurre. Lucidité, toujours et autant que possible, dans la connivence d'un jeu de dupes : je sais que tu sais, et réciproquement. J'ai admis, en côtoyant au quotidien le positivisme souriant, qu'il avait des vertus jovialisantes. Il s'agit donc de trouver l'équilibre satisfaisant entre connaissance et protection à l'égard des dégâts qu'elle pourrait causer. Il est parfois bon de mettre en sourdine ce que l'on sait.
Il y a près de trois ans, voyant se profiler la perspective de fin de ma vie professionnelle, je m'interrogeais : qu'avais-je envie de vivre ?
Un an plus tard je décidais de réduire mon temps de travail en adoptant le régime de la retraite progressive. Trois jours et demi de travail par semaine, j'ai trouvé cela parfait. J'ai ensuite engagé, l'an dernier, le processus irréversible du désengagement de mes fonctions de responsable : j'allais les transmettre à une nouvelle équipe. Accompagnement réussi puisque ladite équipe est presque totalement autonome aujourd'hui et ne me sollicite quasiment plus. Libéré de cette mission depuis quelques mois, j'ai pu en investir de nouvelles en adéquation avec mes motivations environnementales, qui sont reconnues et valorisées. En parallèle je reste impliqué dans des projets et groupes de travail comme si j'allais rester encore des années dans cette structure ! J'aime ses dimensions innovantes et dynamiques centrées autour de valeurs humaines. Et puis, indubitablement, les interactions sociales que cela nécessite et engendre sont stimulantes. J'y ai une "place", à laquelle je me sens reconnu et estimé
Mes conditions de travail sont donc idéales : je dispose de la confiance de ma hiérarchie, de la liberté qui va avec, et d'une charge de travail à ma mesure dans un domaine qui a du sens pour moi. Cerise sur le gâteau, la chaleureuse convivialité qui s'est développée avec de jeunes collègues me procure un très agréable plaisir. À tel point que j'ai reporté de mois en mois la décision, restée en suspens, de mettre un terme à une carrière dont j'ai atteint l'apogée.
Honnêtement, clore une vie professionnelle satisfaisante et gratifiante n'est pas, pour moi, la chose la plus aisée à décider. Cela met forcément en mouvement des pensées autour de l'irréversible : je vais définitivement quitter le statut de "personne active". Non parce que je deviendrais factuellement inactif, genre télé et charentaises, mais parce que je vais perdre le statut social qui correspond à une catégorie statistique. Cocher la case "retraité" sur un formulaire ne renvoie pas à la même représentation que la diversité des catégories socio-professionnelles qui correspondent au statut d'actif. Certes ce ne sont que des mots, mais ils véhiculent des représentations. Je ne suis pas à l'aise avec l'idée de me présenter désormais comme "retraité". Je ne me sens pas avoir l'âge de l'être. Tout comme je ne me sens pas avoir l'âge d'être grand-père, l'étant pourtant - non sans une petite fierté - depuis déjà douze ans.
Bref : j'ai la chance de me sentir bien au travail !
D'un autre côté, je mesure parfaitement le plaisir concurrent que je ressens à rester tranquillement chez moi la moitié de la semaine, à m'affairer dans mon jardin, à m'activer dans ce qui me plaît. Délicieuse liberté. Si bien qu'après quelques jours à ce régime, reprendre la route vers la petite ville où sont nos bureaux me coûte un peu. Effort oublié aussitôt que je retrouve ce plaisir à travailler dans d'excellentes conditions.
J'oscillais donc entre deux satisfactions contradictoires, dont l'alternance régulière me procure un équilibre quasi-parfait. Jusqu'à ce que...
Comme je l'ai écrit plus haut, le désengagement entrepris l'automne dernier était irréversible : j'ai cédé ma place. Mes nouvelles missions ne sont que temporaires, même si elles n'ont pas été clairement bornées dans le temps. Au boulot j'ai régulièrement évoqué - mais toujours assez vaguement - la fin de cette année comme date de départ envisagée. Alors quand, la semaine dernière, au retour de la pause estivale, la direction générale m'a proposé un entretien pour préciser ma situation et discuter « des derniers mois avant ton départ », j'ai trouvé ça logique. J'attendais autant que je redoutais cette clarification qui aboutirait à décider d'une échéance ferme, sachant qu'un délai de cinq mois est demandé par l'organisme de retraite pour traiter un dossier. Cinq mois, cela me portait déjà au 1er février 2026. J'ai proposé de rajouter un mois, puis encore un autre pour valider un trimestre de plus (et accessoirement faire durer le plaisir...) et nous avons donc convenu d'un départ au 1er avril. Quasiment dans sept mois. Cela m'a paru presque loin... et en même temps tellement près ! D'autant plus qu'un rapide décompte de mes jours de congés restant à prendre mit en évidence que, d'ici mon départ, j'en aurais cumulé un stock correspondant à douze semaines ! Fichtre, il ne me restait finalement plus beaucoup de jours à travailler ! Oups, je me suis senti pris de court, je n'avais pas imaginé ça aussi rapide. Pas si tôt ! J'ai senti se refermer le piège que je m'étais volontairement tissé pour ne plus pouvoir revenir en arrière.
Bon... finalement c'est très bien ainsi. C'est ce que voulais, même si cela me bouscule un peu. Cela m'oblige à interrompre des tergiversations qui auraient pu trainer encore plusieurs mois...
Il y a quelques jours j'ai donc entrepris de planifier mes prises de congés, en les disséminant jusqu'à la fin du mois de mars. J'avais en tête de ne pas précipiter ma fin d'activité en cumulant les congés à prendre : j'aurai tout le temps d'en profiter après ! Ce soir-là, en calculant précisément par rapport à mon temps partiel, je suis parvenu au chiffre de... 99 jours de travail encore à effectuer. Sauf qu'en déduisant les congés à prendre, cela ne représente plus qu'une quarantaine de jours de présence ! C'est très peu. Alors, après examen de diverses possibilités, et pour faire durer le plaisir, je vais probablement saupoudrer mes jours de congés sur chaque semaine, jusqu'en mars, et m'octroyer en supplément quelques semaines complètes de... préfiguration de ce que sera bientôt mon temps libre.
Réduction de ma présence au travail et augmentation des jours à la maison, je m'offre une transition tout en douceur vers une vie nouvelle .
Je viens d'écouter, dans l'émission Les pieds sur terre, le récit de deux adultes qui ont pour confident un agent conversationnel issu d'une intelligence artificielle. Le premier en a fait son meilleur ami, la seconde lui parle comme s'il s'agissait de son psy. Les deux y trouvent un réconfort, une forme de soutien rassurant, tout en disant être conscients de l'illusion. Que des gens apparemment sensés se laissent séduire par un système numérique probabiliste, cela peut prêter à sourire, mais en écoutant leur témoignage les préjugés vacillent. Car ces machines leur donnent ce dont, fondamentalement, tout humain a besoin : un miroir bienveillant.
Par analogie j'ai songé aux premiers échanges interpersonnels via internet, à la fin du siècle dernier (eh oui, déjà...). Pour qui n'avait pas goûté à l'expérience, ou refusait ce type de relation, les "amitiés virtuelles" étaient sans valeur.
À l'époque je défendais ardemment l'idée que, au contraire, ces relations permettaient d'aller plus loin dans les échanges approfondis que dans la plupart des rencontres en face à face. Vingt ans plus tard je n'ai pas changé d'avis... mais je nuance désormais mon appréciation : certes on peut aller beaucoup plus loin, mais il y a bien une part d'illusion réciproquement bienfaisante. En cela ces relations, bien que s'appuyant sur un contact intellectuel et émotionnel pouvant offrir des voies d'authenticité, n'en sont pas moins faussées. Rien à faire : le sensoriel et la présence sont irremplaçables pour être dans le réel.
Alors je me demande si des "relations" entretenues avec une intelligence artificielle, par leur côté "confident-idéal", dopées avec la voix et l'image comme supports, ne présentent pas un risque accru d'addiction et de trouble dans la perception du réel. Les deux personnes du reportage évoquent d'ailleurs ce risque, dont elles considèrent pouvoir se tenir à distance... sans paraître absolument déterminées.
D'après mon expérience vécue, et en fonction de ma difficulté à nouer aisément, dans le monde sensoriel, des relations ayant le niveau de qualité auquel j'aspire, je crois pouvoir dire que je ne me suis pas vraiment remis d'une accoutumance aux échanges approfondis que j'ai pu avoir sur internet autrefois. Ils ont été pour moi bien plus fréquents dans le monde virtuel que dans le monde réel. La frustration qu'il m'arrive régulièrement d'exprimer sur ce blog provient du souvenir (réel ou fantasmé ?) d'une période faste durant laquelle abondaient les échanges écrits avec des personnes que je n'avais parfois jamais rencontrées physiquement. Il se peut aussi que j'aie fini par mesurer les limites de ces échanges désincarnés...
Je dois toutefois reconnaître que le relationnel via internet m'a permis d'apprivoiser les relations directes et me donner ainsi une - relative - assurance que je n'aurais peut-être jamais connue sans cet artifice. Ou autrement dit, l'un et l'autre se complètent.
Comment illustrer une tel sujet ?
J'ai cherché une image existante avec les mots-clés " amitié image générée par IA". Celle que j'ai retenue provient d'unarticlesur la génération de telles images, par l'Université de Montpellier.
6h15, ce matin. Je me réveille subitement avec cette pensée : c'est quoi, l'essentiel ?
Question existentielle s'il en est, nuitamment née de ma réponse, déposée ici-même hier soir, à la contribution de Célestine. De quoi était-il question, au juste ? Du relativisme de l'essentiel.
C'est quoi l'essentiel ? Avec évidence une pensée fuse : la vie !
La vie et son corollaire, la mort. La fin de la vie, en quelque sorte.
L'essentiel serait donc la vie au présent. Mais pas n'importe quelle vie : il est aussi essentiel de vivre... libre !
Oh là, je m'emballe de bon matin. Posons le sujet. Cet essentiel là est situé : point de vue d'un humain pensant. Restons-en à l'essentiel dans ce qu'il aurait de plus fondamental : la vie. Pour l'amibe comme pour le scolopendre, l'essentiel est de se reproduire pour perpétuer l'espèce. C'est l'unique objectif. Les hasards des croisements de gamètes et de la génétique feront le reste, par le biais de la sélection naturelle. Ainsi "la vie" se perpétue et s'adapte constamment au milieux dans lesquels elle trouve les conditions favorables constituant sa "niche écologique".
Bon... ça c'est seulement du point de vue terrestre. Encore un point de vue situé, celui des hôtes de ce petit point bleu pale en orbite dans le système solaire, lui-même inclus dans une des milliards de galaxies qui constituent l'univers en expansion... si toutefois il n'y a pas de dimensions autres.
Cette mise en perspective relativise grandement la notion d'essentiel, n'est-ce pas ?
« Plus de 10.000 galaxies sur une seule image » [source]
L'essentiel considéré par l'individu humain porte généralement moins loin. Mais même lorsqu'on focalise sur la vie terrestre, l'éventail est encore large entre ceux qui pensent à l'ensemble du vivant et ceux qui limitent leur champ exploratoire à l'unique espèce dont le sort les préoccupe : Homo sapiens. Ajoutons-y, avec un intérêt bien compris, le cortège d'animaux et plantes qu'il a asservis domestiqués.
Quoi qu'il en soit, pour l'ensemble du vivant, humain et non-humain, l'essentiel c'est bien de vivre. Et l'essentiel de l'essentiel, c'est de disposer d'eau, sans laquelle la vie n'est pas. Et d'une source d'énergie, indispensable pour se développer : le soleil, plus quelques acides aminés. Accessoirement d'oxygène et de minéraux. Voilà, en très simplifié, c'est ça l'essentiel : ce qui permet à la vie d'exister.
C'est pas beaucoup, hein ?
Ce n'est évidemment pas de cet essentiel-là qu'il était question dans la contribution sus-mentionnée. Non non non, il s'agissait d'un autre essentiel : celui de la condition humaine et du libre arbitre individuel.
Revenons aux bases : selon Larousse, l'essentiel est ce « qui est indispensable pour que quelque chose existe » . Une deuxième acception du terme est la suivante : « Qui est d'une grande importance ; principal, capital ». Ce sera plutôt celle-ci qui nous intéresse. Elle relativise grandement le premier sens, que je viens de brièvement exposer.
Lorsque j'ai besoin de bien cerner la polysémie d'un mot, j'aime me référer au site du Cnltr. Ainsi, parmi les multiples propositions pour Essentiel, je trouve, dans le sens courant du terme : « fondamental, important ». Les deux sont bien des termes relatifs, comparatifs, subjectifs.
Je reviens maintenant à la source de ma réflexion matutinale, l'emploi du terme "essentiel" dans la contribution de mon amie-lectrice. Je cite le passage : « l'individu n'est qu'un rouage minuscule dans la grande machine de l'univers, mais [...] c'est un rouage essentiel ». L'écart sidéral qui sépare « la grande machine de l'univers » et le « rouage essentiel » que serait l'individu m'a mis face à l'idée de relativisme. Perplexe, j'ai formulé en retour mon questionnement : « Mais essentiel en quoi ? Qu’est-ce qui est essentiel quand on entre dans le relativisme ? Rien… ou tout. Et si tout est essentiel, alors tout se vaut. Vertigineux ;) ». Finalement, plutôt que la notion d'essentiel, c'est la relativité du concept qui a mis ma pensée en mouvement. L'essentiel humain est toujours relatif. Donc subjectif. Donc sujet à divergence d'appréciation.
Célestine a précisé sa pensée, par rapport au rouage que serait l'individu : «En valorisant les petits gestes dérisoires, les petits métiers, les petites gouttes d'eau, les petits élans, on parviendra peut-être à enclencher le processus qui inversera la chute. ». J'ai apprécié la nuance qu'apporte le "peut-être". Car de quel pouvoir est doté l'individu désireux de changer un système aussi ancré que celui de l'exploitation illimitée des ressources naturelles ? D'aucuns, plus crûment, parlent même d'un « système qui transforme la nature en déchets ». Sachant les bénéfices qu'en tirent ceux qui en ont le pouvoir, y compris et surtout celui de "consommer" à volonté, les verrous sont tels que le système n'évolue qu'à la marge, infiniment lentement et pas du tout avec l'amplitude de ce qui serait nécessaire. Les "petits gestes" ne sont pas vains, en ce sens qu'ils procurent satisfaction et bonne conscience à ceux qui les effectuent, mais ils sont néanmoins des leurres entretenant le système en agissant de façon minimale, donc quasi inefficace. Les seules actions significatives sont les gestes forts et engagés, les renoncements définitifs, les changements radicaux. C'est aller à contre-courant , démarche toujours difficile, exigeante et demandant un courage soutenu.
Honnêtement, je n'y parviens pas. Parce que faire un tel choix oblige à trop de ruptures sociales.
Dans le fond, ce sur quoi nos visions divergent, avec Célestine, est porté par nos croyances. Nos visions, représentations, projections, de l'humanité, d'une part, et des individus qui la composent d'autre part. « Rouage essentiel » (sur cela nous sommes d'accord), l'individu aurait le choix entre deux tendances opposées : soit aller vers son meilleur, par la grâce de l'amour et des poètes (vision de l'humain fondamentalement altruiste) ; soit céder à l'insatiable appétit qui, en alliant son plaisir mimétique à celui de ses congénères, fascinés par l'ostentation comportementale des riches, conduit l'humanité consommatrice vers une auto-destruction et, pire encore, à la destruction du fabuleux milieu qui lui a offert ses conditions d'existence (vision de l'humain comme être fondamentalement égoïste). Les deux tendances coexistent depuis l'aube de l'humanité, cependant la démesure conquérante s'accroît. On sait pourtant quels ravages a causé l'hubris en tout temps et en tout lieu, jusqu'à dépasser plusieurs limites de la régénération naturelle des milieux de vie. Qu'on accepte cette réalité ou non, notre petite planète bleue, aussi généreuse de magnifiques ressources soit-elle, est limitée. Elle limite donc l'expansion de notre prolifique espèce (invasive, diraient certains...).
Or, pour en revenir à mon point de départ, on peut considérer la vie comme essentielle quant à la spécificité de notre planète. Ce qui revient à dire que la vie, au sens large, serait plus essentielle que l'humanité. Cette humanité dont l'évolution spontanée est devenue dangereuse, mortelle pour le reste du vivant. À ce jour, hormis favoriser la vie humaine (plus ou moins...) et accroître sa longévité (plus ou moins...), l'humanité a réussi à augmenter la fertilité et la productivité des non-humains "utiles" qui lui servent de nourriture et de ressources (pensées pour les "sans-ciel"). Le reste du vivant, quant à lui, n'a pas été épargné mais pillé, tué, ravagé, détruit. L'humain comme rouage essentiel... de destruction. Certes l'humain, être paradoxal, est aussi un créateur génial, doté d'une sensibilité sublime... L'un n'empêche pas l'autre.
Avec les éclairages dont je dispose je suis peu enclin à penser que quelque chose va changer à la situation que je viens de décrire. Du moins pas sans une sérieuse prise de conscience collective. À ce jour elle n'est qu'infinitésimale, quasi insignifiante. Or la destruction continue, jour après jour. Parfois irréversiblement. Pire : certains des « rouages essentiels » qui disposent d'un pouvoir accélèrent la prédation au nom d'intérêts économiques ou politiques faussement considérés comme "essentiels". Par eux, mais aussi par ceux qui en sont bénéficiaires et complices (nous), au mieux honteux, au pire indifférents, voire cyniques.
J'ai quelques difficultés à imaginer un renversement de tendance. Hormis je ne sais quelle catastrophe aux conséquences pénibles et douloureuses, je ne vois pas ce qui pourrait infléchir les courbes des réalités statistiques. L'avènement d'une humanité poétique, altruiste et généreuse, aimante et reconnaissante, semble s'éloigner, hélas. J'y croyais, autrefois. Mais les replis populistes et nationalistes qui essaiment un peu partout n'augurent rien de bon, je le crains. Tout comme les guerres à visées expansionnistes, que l'on aurait pu croire révolues. Les tensions sur les ressources suscitent des replis auto-protecteurs.
Dans ce contexte quelque peu inquiétant, l'humanité ne cède rien sur l'essentiel de ce qui la constitue en tant qu'espèce : se reproduire. Cela pose question, non ?
Tout ceci étant posé, je ne peux que reconnaître que je cède moi aussi à la facilité : je ne résiste que mollement, comme si cela était vain. Je continue de contribuer à la destruction du monde.
Et en même temps je continue à croire que, quoi qu'il advienne, il y aura toujours de l'amour, de la douceur et des poètes.
Mes remerciements à Célestine, pour ce que sa contribution m'a permis de préciser.
Je dois bien le reconnaître : l'approche de la date anniversaire d'ouverture ce blog n'a pas réussi à raviver l'envie de m'y épancher. Vingt ans d'existence, me dis-je. Oui... et alors ? Ce n'est évidemment pas la durée qui importe, mais ce que celle-ci permet ; de satisfaction, de découverte, d'échange. Et peut-être qu'ici ne s'en génère plus suffisamment...
Bigre ! Quelle entrée en matière !
Bah oui, une fois de plus, je dresse ce constat : voilà des mois que le clavier ne m'appelle plus, que les mots ne me démangent plus le bout des doigts. Situation maintenant établie depuis des années, exactement à l'inverse de la soif d'écriture qui prévalait à l'origine.
Bon, peut-être puis-je en profiter pour actualiser ma perception ce qui a fait péricliter ma graphophilie ?
Lorsque j'ai ouvert ce site, en 2005, je l'avais imaginé comme un espace d'interactions potentielles. À l'époque j'en étais avide et les échanges écrits assouvissaient ma faim [tout en étant notablement chronoghages !]. La formule blog, avec ses commentaires publics, allait pouvoir être l'éventuel prolongement d'un espace d'écriture de cinq ans plus ancien. Sur ce dernier les interactions publiques n'étaient techniquement pas possibles et j'en vins à considérer que cela nous privait d'un enrichissement réciproque. Comme je l'espérais le blog nouvellement ouvert suscita rapidement des commentaires, parfois nombreux, dont les développements me poussaient à aller plus loin dans la réflexion. Il existait ainsi une forme de relation entre l'écrivant que j'étais et vous, lecteur·ices. La qualifier d'amicale serait surévalué, mais au moins d'affinité, de convivialité, voire de connivence. Exactement ce que je cherchais ! Période faste et féconde, qui dura plusieurs années, à mon grand plaisir. L'écriture interactive avait pris une grande importance dans ma vie et j'y consacrais un temps conséquent.
En offrant mes réflexions, mes impressions, mes hésitations, j'en récoltais en retour, qui alimentaient mon expression. Cercle vertueux dans lequel il était souvent question de relations et de liens de confiance, mais aussi de rapport à l'existence. Plus anecdotiquement il m'arrivait de raconter mes voyages lointains ou le plaisir simple de rester dans mon "petit coin de paradis". Plutôt cérébral dans mon expression, je cherchais ainsi à ouvrir des fenêtres vers d'autres thèmes que ceux que spontanément j'abordais. Redoutant de "tourner en rond", ayant fait le tour de pas mal de questions, je voulais me diversifier. Il me semble que, progressivement, mes préoccupations environnementales et inquiétudes sociétales ont naturellement pris de la place. Je crains, hélas, que ces incartades - il est vrai peu réjouissantes - n'aient pas correspondu à ce qu'appréciait mon lectorat, qui commenta de moins en moins. Voyant les interactions se réduire et s'affadir, je ne m'en suis plus senti "nourri". Mais il se peut aussi que cette période ait coïncidé avec le développement frénétique des rézosocios, siphonnant rapidement le lectorat des blogs.
Quelles qu'en soient les raisons, le flux s'est progressivement tari ; mon inspiration asséchée. C'est désormais l'absence d'expression qui a pris place. Et parce que le rien est, par nature, invisible, seul l'espacement <--- ---> des dates indiquées témoigne de l'extension du vide.
La belle affaire, me direz-vous ! Tu n'écris plus et c'est ainsi ! À quoi bon te demander pourquoi ?
Parce que je suis moi ! Effectivement, mon aspiration à l'écriture ayant été, à l'origine, essentiellement stimulée par le questionnement, je pourrais en déduire que je ne suis plus en quête de réponses ! Il y a un peu de ça, certes. Je pourrais donc m'en réjouir... mais ce serait une satisfaction superficielle : je reste parcouru de questionnements autres. Je les crois cependant trop insondables pour être élaborés publiquement. Ni par écrit, ni oralement. Seraient-ils trop... intimes ? Jadis j'exposais ma recherche intérieure avec une impudeur brouillonne ; cette époque paraît être révolue. Assagi, j'ai silencié mon intériorité... tout en m'ouvrant à une certaine superficialité de façade. Règle élémentaire d'une socialisation apaisée : faire semblant. Ne pas perturber l'ordre des choses. J'ai donc refermé - peut-être seulement temporairement - quelques aspirations à la *rencontre* et reporté sine die l'envie d'élans [ou l'élan d'en-vie ?].
Hum... je me demande si ne transparaît pas ici le léger malaise que je ressens en constatant mon mutisme. Il est confortable, assurément, mais me convient-il ?
Si j'en suis arrivé à me taire, c'est qu'il y a sans doute eu un effet d'usure, de désenchantement, de désinvestissement. Une déception, peut-être, sourde et profonde, qui m'est longtemps restée peu conscientisée. J'attendais probablement davantage d'intensité dans l'échange avec autrui. Pendant quelques années j'ai cru avoir enfin trouvé un chemin vers ce dont j'avais besoin... mais l'effet n'a pas duré. Cela ne tient pas qu'aux interactions écrites : je ressens la même chose dans les interactions en face à face.
Ici, je crois avoir ressenti une lassitude à « raconter ma vie » à qui ne me le demande pas. À quoi bon ? Quel intérêt cela pouvait il avoir pour autrui qui ne me connaît pas "pour de vrai" ? Avais-je encore envie d'ajouter mes mots au brouhaha des égos ? Non... [et là, tu fais quoi, andouille ?]. Quant aux réflexions plus érudites, d'autres ont bien plus de compétences que ce que mes expériences ont pu m'enseigner.
Il se pourrait enfin que je me situe actuellement sur une ligne d'inflexion : ma mère est décédée il y a trois ans, à l'issue d'un lent délitement physique et mental dont je fus témoin. Mon père, à son tour, commence à être sérieusement affecté par la défaillance de sa mémoire à court terme. Bref : à l'évidence la vie de ceux qui m'ont donné vie est passée. De ce fait je commence à entrevoir, ou plutôt à évaluer, ce que va impliquer mon propre vieillissement. Puisque, pour le moment, j'ai la chance de n'en percevoir encore aucun effet, j'en profite pour reporter ma sortie de la vie professionnelle. Comme je l'ai déjà décrit, j'apprécie mon environnement de travail, la jouvence de mes collègues, et le défi permanent qui consiste à élaborer ensemble des projets. Le délai que je m'accorde est aussi une façon de me préparer trèèès progressivement à l'après. Après, lorsque je me retrouverai face au quotidien permanent de la vie en solitaire. Car, bien que m'offrant une liberté à laquelle j'aspire, ce quotidien va mettre en évidence une perspective restée un peu nébuleuse : il est de plus en plus probable que je finirai ma vie seul. J'ai beau y avoir mûrement réfléchi et "choisi" la liberté, le passage à la retraite ré-interroge subrepticement cet état de fait.
Bon, si je veux que le tableau soit complet, je ne puis éviter d'évoquer - c'est récurrent - ce qui me turlupine assez sérieusement, bien que là encore je fasse semblant d'en faire abstraction : en écriture comme en oralité, mon silence pourrait bien trahir une résignation. Je présuppose ne pas pouvoir trouver autour de moi de réponses apaisantes à mes questionnements existentiels les plus profonds, largement nourris par une quête de lucidité. Vertigineuse incertitude, que la démesure de l'époque rend quelque peu inquiétante. Vers quelles impasses s'enfonce l'humanité ? Jusqu'où ira la logique mortifère du "moi d'abord" ? Vers quelle infamie nous mènent les insatiables appétits financiers et territoriaux de quelques-uns ? Quel sera le coût, en souffrances, du suicide collectif ? Plutôt que me fracasser l'esprit contre le mur de l'irrationnel, je m'en détourne en feignant d'oublier qu'il est incontournable. Je n'en dis rien à celles et ceux que je côtoie, qui peut-être pressentent l'inéluctable mais que cela effraie trop pour y songer. Parfois, à demi-mot, on comprend que l'autre sait mais se tait aussi. Double jeu qui consiste à feindre l'insouciance, terrain favorable à la superficialité.
D'aussi loin que je me souvienne ma mère nous a parlé de sa propre enfance. Sœur d'Alexis, frère aîné mort alors qu'elle n'avait que 18 mois, elle nous racontait avoir durablement souffert de solitude et rêvé de mettre au monde de nombreux enfants afin d'éviter ce qu'elle avait vécu.
Elle ne nous décrivit pas seulement son enfance, avec moult détails savoureux, mais esquissa aussi la "galerie de portraits" des adultes avec qui elle vivait ou qu'elle côtoyait. En premier lieu son père, Daniel, homme assez original au parcours atypique. "Enfant de l'amour", selon le terme consacré, il n'avait pas de père connu. Non pas qu'Achille fut inconnu, bien au contraire, mais parce qu'il n'avait pas reconnu l'enfant. Ce brave garçon, issu d'une famille de notables locaux, s'était éclipsé - ou avait été incité à le faire - après avoir engrossé Louise, une jeune fille ne disposant pas du statut social requis. C'est du moins l'histoire telle qu'elle nous fut transmise.
L'enfant - mon grand-père Daniel, donc - ne fut "reconnu" qu'à l'âge de vingt ans et changea alors de patronyme pour celui d'un "père" adoptif dont presque rien, excepté une généalogie "légitime" - à défaut d'être biologique - n'a percolé jusqu'à nous.
L'autre personnage remarquable, haut en couleurs, était Louise, mère ("fille-mère", disait-on) de ce petit bâtard. Apparemment très facétieuse dans sa jeunesse elle eut le mauvais goût de devenir acariâtre en vieillissant. Ma mère, enfant, devint son souffre-douleur, sans cesse réprimandée.
De ces deux personnages emblématiques je garde en mémoire nombre de fragments de vie, qui ont longtemps constitué le socle d'une sorte de légende familiale. À l'opposé il y aurait Hélène, ma grand-mère maternelle, femme discrète et effacée. À propos d'elle, presque rien. Comme si elle n'avait été qu'une ombre, une silhouette. Un personnage falot et secondaire. Elle mourût avant ma naissance, ce qui fait que je n'ai moi-même aucun souvenir à poser sur elle.
Plusieurs des éléments que je rapporte ici ont nécessairement influé sur mes représentations des rapports familiaux, selon les places et rôles décrits - à travers le filtre maternel pour chacun des protagonistes.
Du côté paternel j'ai bien connu ma gentille grand-mère, morte à 103 ans. J'étais alors largement adulte et moi-même père. Mes souvenirs sont donc "vivants", incarnés. En revanche, nous ne connaissions que très peu son passé, qui ne nous a pas été raconté. Matriarche estimée et dévouée, très pieuse et perpétuellement optimiste, cela suffisait à asseoir le personnage. Tout au plus savait-on qu'enfant, à l'aube du 20eme siècle - c'était tellement loin - elle avait grandi dans le parc du château où Frédéric, son père, était "jardinier en chef". Un cadre prestigieux pour une bien maigre histoire transmise. Que fit-elle de toute sa vie de femme ? Quant à Maurice, son mari, mort lui aussi avant ma naissance, à part une ou deux photos, je ne sais presque rien de lui. Il a existé... et c'est à peu près tout ce que je peux en dire. À une exception près : il était collègue de travail de Daniel, mon grand-père maternel. Autrement dit, la rencontre de mes parents ne dût rien au hasard.
Je résume : d'un côté une demi-histoire abondante et détaillée ; de l'autre un non-récit. Je ne connais - un peu - qu'un quart du passé de mes ascendants du second rang. Sans que je m'en rende compte la part descriptive de l'enfance de ma mère a comblé la case "histoire familiale". Rassasié, je n'ai pas eu la curiosité de m'intéresser à ceux dont le passé n'était pas narré. Non qu'il y ait eu quoi que ce soit à cacher - à ma connaissance - mais, tout simplement, très peu en a été dit. Comme si ce passé-là était sans importance pour qui ne l'a pas vécu !
Comment ces présences sans histoire ont-elles influé sur ma représentation des liens familiaux ? Des rapports père-fils, par exemple ?
Ce n'est que fort tard, en découvrant les traces archivées de ces vies inconnues, que je prends conscience des lacunes. Des pans entiers de ces existences ont disparu de la mémoire transmissible. Mes grands-parents ne nous ont rien raconté de ce qui leur importait. Soit parce qu'ils sont morts avant d'avoir pu le faire, soit parce que la seule qui l'aurait pu... n'était pas dans ce registre-là. Néanmoins, ensemble, ils nous ont laissé un héritage biographique : des photographies, des correspondances, des objets qui racontent quelque chose de ceux qui les ont conservés ou acquis. Pour le moment je me suis contenté d'explorer rapidement ces traces indirectes, plus ou moins imprégnées de réflexions et d'émotions, parfois de sentiments. Archives plus indirectes encore, des agendas, des livres de comptes. En les parcourant je découvre derrière leur apparente austérité des éléments factuels qui, à défaut de ressentis incarnés, me donnent des indications sur un mode de vie. C'est mieux que rien. Cela m'offre un support, une trame. De quoi tisser une ébauche de récit.
À partir de cette base je pourrais entreprendre d'en parler avec mon père. Bien qu'il fut longtemps peu porté sur le passé, encore moins dans le registre sensible, je perçois chez lui une évolution. Je pourrais probablement lui soutirer quelques pans de mémoire à transmettre... avant qu'il ne soit trop tard.
Livres de comptes de mon grand-père paternel (qui accessoirement m'apprend qu'il allait au cinéma). Plus ou moins régulièrement tenu de 1927 à 1942, il témoigne d'une vie un siècle plus tard grâce à trois générations de "gardeurs".
Les lieux de vie seraient-ils porteur d'une âme ? Comment considérer cette anima qui imprègne, pour qui y a vécu, une maison ou un appartement ? Anima au sens de vie, de souffle, dans des dimensions sensibles, sensorielles, spirituelles, temporelles, affectives. Quelque chose d'impalpable, de l'ordre du lien, de l'ancrage et de la transmission, nettement perceptible.
Je n'avais jamais vraiment prêté attention à ces questions, alors même que la vente de la maison ancestrale de ma grand-mère, il y a une vingtaine d'années, avait mis en émoi ses enfants.
Depuis que nous vidons la maison parentale j'ai plutôt ressenti le « retour à la vie », avec l'exploration en famille de la multitude d'objets et documents plus ou moins évocateurs de souvenirs. Il y a quelque chose de joyeux, de ludique, à redécouvrir un lointain passé commun. Peut-être aussi une sorte de jouissance enfantine à décider ensemble, sans les maîtres des lieux, du statut de ce que nous ne sommes pas encore "appropriés", si toutefois ce terme à un sens ici. Combien de temps faut-il pour que tel objet ne soit plus nommé comme étant celui « de mon père » ou « de ma grand-mère » ? La profusion d'objets, livres, documents, familiers ou récemment découverts, soigneusement inventoriés, allait donner lieu à un partage afin que chacun garde un fragment qui lui soit évocateur de souvenirs sensibles. Il y a aussi eu beaucoup à jeter, lorsque manifestement personne ne voulait s'encombrer de ce qui n'était porteur d'aucune valeur affective.
Peu à peu, au fil de nos rendez-vous mensuels, nous avons vidé les armoires, les placards, les étagères, les caves. Chaque pièce perdait imperceptiblement son contenu, procurant la satisfaction de voir que le travail avançait. Cela s'est fait sans ordre établi. Je crois qu'il nous fallait apprivoiser, pièce par pièce, les différentes strates de l'intimité parentale. Inventorier une couche, vaguement regarder la suivante sans trop y toucher, puis passer à une autre pièce et procéder de la même façon avant de revenir à la précédente. L'opération s'est souvent déroulée seul, ou à deux, afin que chacun aille à l'allure qui lui convient. Les affects de chacun étant différents, ce qui a de la valeur pour l'un n'en a pas forcément pour l'autre et le temps de la décision varie considérablement.
À ce rythme lent l'esprit des lieux est longtemps resté en place. Seuls certains objets semblaient dotés d'une mobilité inaccoutumée, quittant la pièce où ils étaient pour entrer dans la salle de séjour, centre névralgique de la répartition vers un autre lieu. Les éléments de décoration semi-fixes, tels que les tableaux, les cadres de photos, les miroirs, ont peu à peu disparu sans vraiment laisser une impression de vide. Quant à nos parents, bien que physiquement absents, ils étaient incontestablement "présents" dans notre esprit et sans cesse évoqués sur un mode léger. En somme, l'âme de la maison était bien là, ravivée, ranimée dans une joyeuse ambiance.
Au terme de la cinquième rencontre mensuelle, sans l'avoir anticipé, j'ai subitement senti monter mon émotion en voyant partir les premiers "gros meuble" : armoires, buffet, canapé... Des meubles anciens, transmis par héritage, dont certains font partie intégrante de mes souvenirs sensoriels les plus lointains : leur forme, leur odeur, le bruit caractéristique que faisaient leurs portes et tiroirs en mouvement, me ramenaient toujours aux confins de ma mémoire d'enfant. Ce jour, les regardant soigneusement rangés et arrimés dans un camion en partance pour "loin" (chez ma soeur, à une demi-journée de route), j'ai pris conscience que l'on entrait dans une phase moins gaie : celle de la dispersion. Ce qui était rassemblé dans cette maison depuis plus de cinquante ans - parfois hérité du siècle précédent - qui, finalement, en constituait l'âme, va être définitivement dispersé.
Détails d'un vase japonais transmis à travers les générations.
D'après ma mère, qui le tenait de sa grand-mère, il aurait été
rapporté à cette dernière avant 1900 par un marin de sa connaissance...