Militante !
Le vendredi soir voit revenir les enfants étudiants, avec les nouvelles de leur "vie d'ailleurs". Je suis donc allé chercher ma fille à la gare, encore toute émoustillée par sa semaine. Ce ne sont pas ses études qui l'avaient mis dans cet état d'excitation, mais le mouvement étudiant contre le très controversé CPE (Contrat Premier Emploi). Ma fille s'est sérieusement impliquée, participant aux manifs' géantes et autres "sit in" au milieu des avenues, bloquant les universités dès l'aube, participant aux Assemblées générales ou réunions nocturnes, et occupant même les locaux en dormant dans un amphi. Il paraît qu'on la vue à la télé et une copine lui a dit qu'elle était en photo dans le journal, bien reconnaissable grâce à sa grande écharpe orange.
Elle est donc revenue pleine d'enthousiasme, ma belle jeune fille, les yeux brillants, remontée à bloc contre le gouvernement, avec des idées pour changer les choses [voire le monde...] plein la tête. Ça me faisait vraiment plaisir de la voir tellement engagée dans son idée...
Bon, moi, vieux con un peu ringard [c'est moi qui le dit, pas elle] je me suis bêtement empressé de lui dire que ça n'allait pas être aussi simple que ça. Que les discours syndicalistes étaient quand même simplificateures et utopistes, que les lois économiques, la mondialisation, bla bla... J'ai senti que j'étais un peu contrariant et casse-moral avec ma résignation. Je la voyais déçue, ébranlée, émue. Alors je me suis ressaisi et l'ai encouragée à persévérer dans son idée. Que de toutes façons ce n'était qu'en se mobilisant que les choses pourraient changer.
Hum... je me suis senti "vieux".
Dans ma jeunesse je ne me suis jamais engagé dans aucun militantisme. Je n'ai d'ailleurs pas le souvenir qu'il ait existé de grands mouvements étudiants à l'époque où... je n'étais pas étudiant. Je n'ai jamais fréquenté les bancs de l'université. Et de toutes façons, à ce moment-là, je n'avais aucune conscience politique. Mouais, c'est un peu triste quand j'y pense... Je n'ai pas eu ces grands élans, ces désirs de changer le monde. Déjà résigné d'avance. Ce n'est que très tardivement que je me suis ouvert au monde qui m'entoure. Et encore... je ne vois les choses que de loin. Issu d'un milieu privilégié, fréquentant des amis du même milieu, habitant à la campagne, je n'ai longtemps eu connaissance des difficultés économiques que par ce que les médias en disaient. C'est à dire une version lointaine, aseptisée, tronquée, parfois orientée. Je reste peu conscient de la réalité palpable, de la misère, des injustices. Peut-être par manque de courage, ou par sensiblerie. C'est presque un autre monde, abstrait, que... ben je n'ai pas très envie de voir. Comportement de fuite. C'est plus facile de simplement vaguement savoir que ça existe...
En même temps... il est vrai que cet "autre monde" est loin du mien: je n'habite pas en ville, y vais rarement, et ce n'est pas derrière les facades des centre ville que je saurai ce qui se passe dans des zones plus défavorisées. Alors quoi ? M'engager dans des actions bénévoles à caractère social. Toucher les difficultés du doigt. J'avoue que ça me fait un peu peur. Car c'est aussi le monde que j'ai fui.
Pourtant je suis loin de disposer d'une aisance financière. Avec trois enfants, le salaire de fonctionnaire de ma future ex, et mes revenus propres qui sont largement inférieurs au SMIC (Salaire Minimal), c'est quand même pas glorieux pour faire vivre une famille. Mais mon statut, choisi, fait que je ne peux rien revendiquer. Je ne suis pas salarié, dépendant du bon vouloir de mes clients et de la conjoncture économique ainsi que des très impondérables aléas climatiques. Beaucoup de variables que je ne maîtrise pas. La sécurité de l'emploi, je ne connais pas. Et je n'ai pas droit aux allocations de chômage, puisque je ne suis pas salarié.
Alors il est vrai que lorsque j'entends que des jeunes exigent de disposer dès la sortie de leurs études de la sécurité de l'emploi... ben ça me chiffonne quand même un peu. Je trouve que ça manque un peu d'audace et de goût du risque. Je vois une demande de sécurité et de garanties dont, en tant que créateur d'entreprise, je n'ai pas bénéficié. Moi si je me plante, il n'y aura personne pour me ramasser.
Quand j'entendais ma fille répéter un discours sur les patrons exploiteurs et profiteurs, je tentais de relativiser en rappellant que pour une immense majorité de petites entreprises c'est quand même le patron qui prend les risques, qui ose, qui entreprend. Pas le salarié... Certes il y a aussi des groupes tentaculaires qui sont basés sur le profit et pour qui le salarié n'est qu'une variable d'ajustement. Il y a bien une exploitation de main d'oeuvre, avec toutes les dérives que l'on sait. Je ne maîtrise pas suffisamment ces sujets pour aller très loin, mais j'avoue être un peu surpris par une certaine frilosité de cette jeunesse qui, par ailleurs, ne se pose pas la question de la liberté de démission du salarié. Problème négligeable pour une grande entreprise, il l'est nettement moins quand un jeune formé par son patron le quitte sans état d'âme.
Je me méfie de tout manichéisme, et j'avoue que certaines généralisations sur le « pauv' salarié exploité par cet enfoiré de patron profiteur » me semblent parfois manquer d'un minimum d'objectivité. Ceci dit, je n'accepte pas non plus le principe d'une économie qui négligerait l'aspect social. En fait, c'est peut être cette dualité qui fait que je n'ai jamais été militant: cela demande une détermination et des certitudes [oserais-je parler d'aveuglement...] que je n'ai sans doute pas. A vouloir comprendre tous les points de vue, il devient très difficile d'être catégorique dans ses convictions. Même si, par ailleurs, je sais très bien que ce n'est pas le doute qui fait avancer les choses...
Bref, voila qui explique pourquoi je me consacre à d'autres formes de rapport à l'humain, pour lesquels je me sens d'avantage de compétences et de "certitudes".