En sortant du travail, il y a quelques jours, m'est revenue à l'esprit une proposition de méditation en petit groupe qui m'a été faite récemment. Je pensais ne pas donner suite, peu tenté par cette discipline que je n'ai jamais pratiquée. Encore moins si c'est à plusieurs. Je n'en ressens pas le besoin, peut-etre à tort. Ou peut-être parce que les moments que je passe "avec moi-même" me suffisent pour rester l'esprit suffisamment libre ? Et puis méditer... sur quoi ? Faire le vide et me centrer sur l'instant présent ? Instantanément mon esprit m'a porté vers la représentation de la fugacité de nos existences dans l'éternité temporelle. Puis celle de l'infinitésimale part que cette trajectoire personnelle représente dans l'espace terrestre, lui-même infime part de l'univers visible et invisible. Je me sais n'être qu'une poussière d'étoile dont l'éclat sera sera comparable à celui d'une étincelle de silex : d'une insignifiante brièveté. Si mon existence n'est pas "rien", alors elle est bien peu de choses [♪ et mon amie la rose me l'a dit ce matin ♫].
Ce soir là, dans la bulle protectrice de ma voiture, j'ai eu l'intuition que si la perspective de ma mort ne m'effraie pas c'est peut-être parce que je me sens faire partie d'un tout bien plus grand que ce que j'en perçois. Ainsi en va t-il de mon existence qui, tout entière, tient dans une étincelle. Une seule parmi l'infinité de vies qui apparaissent et s'éteignent constamment. Ce "presque rien" qui est pourtant le "tout" de chacun, pour ne pas être vertigineusement absurde, m'a conduit à embrasser "plus grand que moi". Dans le temps, en m'ancrant dans les vies qui m'ont précédé et en imaginant qu'un futur me survivra ; dans l'espace en parcourant ce qui, du monde, est perceptible par mes sens ; dans le différent de moi en constatant l'altérité de la perception d'un même monde.
Je suppose que c'est un invariant humain.
En élargissant ma propre perception au delà de ce qui m'est proche je me suis ouvert au reste du vivant, humain ou pas. Et cela a donné un sens à mon existence, l'a rendue précieuse à explorer et à vivre.
Dans l'immensité des espaces de "nature" j'éprouve la sensation d'appartenance à un milieu dans lequel je me sais vulnérable. Fuyant les concentrations humaines, la solitude me permet de retrouver la conscience de la toute petite place qui m'est temporairement accordée sur une planète perdue dans l'immensité sidérale.
Les « Piliers de la création », situés à 6 500 années-lumière de la Terre, dans notre galaxie. © Crédit photo : HANDOUT/AFP
Mais jusqu'à quand ?
Face à ma propre finitude je ne ressens pas d'angoisse. Un jour je ne serai plus, et puis c'est tout. Le monde continuera d'exister et savoir cela me suffit. Je me sais être un des multiples rameaux d'une arborescence généalogique, issu de la continuation d'autres vies nées des racines d'ascendants dont les noms et les histoires se perdent dans les ténèbres. Ma descendance, elle, me projette vers un avenir que je ne vivrai pas. Tout continuera après ma disparition.
Du moins... c'est ainsi que j'ai considéré la chose durant la plus grande partie de mon existence, anecdotiquement confrontée à d'éphémères menaces de mort imminente. Globalement, autour de moi, ni maladie, ni guerre, ni famine. Tout au plus une récente pandémie m'a t-elle placé en situation de vague inquiétude, promptement rassurée par le respect de quelques consignes sanitaires. Et même lorsque, au paroxysme d'une crise d'intenses douleurs néphrétiques, je me suis cru proche de la mort, je pensais davantage aux désagréments causés aux autres par mon impréparation qu'à mes éventuelles dernières heures à vivre.
Ma mère est décédée l'an dernier. Ce fut triste, mais pas angoissant : nous avions eu des années pour intégrer l'extinction progressive de la vie dont elle rayonnait.
Me reviennent évidemment à l'esprit d'autres pertes, plus bouleversantes, qui furent d'abord génératrices d'angoisse de séparation. Là, la menace était réelle, concrète, opressante. Ces périodes douloureuses suscitèrent un ressenti d'anéantissement : une part de mon aspiration à la vie allait "mourir" avec la coupure relationnelle. Je crois que cela a changé mon rapport à la finitude, alors éprouvée dans tout mon être. Ce faisant, il est possible que je me sois partiellement libéré de l'angoisse latente de fin, indissociable de chaque début. L'ascétisme relationnel serait-il un antidote ? J'en doute...
Désormais, dans le confort d'une existence calme et à ma mesure, sans menaces perceptibles, je pourrais prétendre ne pas ressentir l'angoisse de finitude existentielle. Mais est-ce vraiment le cas ? Cette tranquillité ne résulte t-elle pas d'orientations prises précisément pour éviter l'angoisse ? Ne ressens-je pas, au fond de moi, la peur de perdre ce qui fait que ma vie est heureuse ? La peur de perdre le lien avec les gens que j'aime et qui m'importent ? De perdre l'insouciance si des difficultés survenaient ?
Car lentement, imperceptiblement, une autre éventualité, assez perturbante (angoissante ?), a pris place dans ma pensée : et si ce que je me réjouis de connaître était voué à un anéantissement, partiel ou total ? Non pas dans l'inéluctable extinction de la vie sur terre dans quelques milliards d'années, du fait de la dilatation finale du soleil, mais dans une échelle de temps beaucoup plus représentable. De l'ordre de quelques générations humaines, voire quelques siècles...
Il m'est devenu impossible d'ignorer cette possibilité, même si, bien sûr, elle n'est pas omniprésente dans mes pensées. Je continue à vivre comme si je n'avais pas cette conscience. Je me laisse porter par la rivière, comme si la possibilité d'une chute n'existait pas. À quoi bon lutter contre le courant lorsqu'il est trop fort ? Tout au plus puis-je tenter d'influer sur les autres molécules du flot en mouvement.
Il n'empêche que cette conscience est là. Elle teinte mes pensées, mes actes, mes orientations, mes projets.
« Le réchauffement climatique nous confronte à quelque chose de trop grand pour nous. Car ce n'est pas seulement notre survie qui est en jeu; l'avenir de l'humanité et des autres espèces est également en péril, le monde commun peut disparaître et nous comprenons que notre civilisation est précaire. [...] Ainsi, l'éco-anxiété n'est pas une mode ni une sorte de spleen contemporain, mais la réponse de notre psychisme à une situation inédite ».
Corinne Pelluchon, « L'espérance, ou la traversée de l'impossible ».