Incompréhensions, points de vue, et sens de l'existence
Le texte suivant est une réflexion qui rassemble plusieurs idées imbriquées et complémentaires, ce qui en explique la longueur. Je ne fais que réinventer à ma sauce ce que d'autres ont probablement bien mieux décrit, mais le rédiger avec mes mots est une façon de m'imprégner de ce que je découvre par l'expérience.
Depuis quelques années [crise de la quarantaine ?] il m'est devenu important de connaître le sens de l'existence. Du moins celui de mon existence [restons réaliste...]. Vaste sujet, n'est-ce pas ? D'ailleurs, avec mes cogitations au long cours, je me suis parfois décrit comme un "chercheur de sens". En fait, que je le cherche ou non, j'en trouve un. "Trouveur de sens", donc ? Peut-être... J'en viens à me demander si le sens de l'existence n'est pas celui de le trouver...
Absurde ? Attendez, je m'explique. Prenons un exemple au hasard, que je trouve particulièrement démonstratif : il y a quelques années j'ai rencontré une femme qui m'a fasciné. Son mode de pensée résonnait très fort avec le mien, et en même temps nous avions des approches relationnelles et des modes de vie très différents. J'étais marié "pour toujours" [hum hum, depuis j'ai appris à me méfier de mes certitudes...], tandis qu'elle était résolument célibataire. Nous avons passé des mois à correspondre activement, avides de découvrir ce qui nous mouvait chacun dans notre singularité. Une période très fertile de réflexions existentielles. Nous étions aussi différents que semblables, selon les sujets que nous explorions. Pour moi cette rencontre est vite devenue révélatrice, donc absolument essentielle dans mon parcours de vie. Une chance rare, comme il ne s'en présente guère dans une vie. En fait, sans le savoir, cette relation était l'amorce qui allait m'amener à trouver le sens que je voulais donner à mon existence. Étonnant, non ? Comme des aimants dont les pôles s'attirent, nous nous sommes rapprochés en confiance jusqu'à la plus grande intimité...et puis finalement tout a explosé entre nous, de façon apparemment inexplicable. Ben oui, ne pas oublier que les pôles aimantés peuvent aussi se repousser... Entretemps nous étions passés de l'amitié à l'amour, et cela avait intercalé de nouveaux filtres de lecture. Ce qui avait fonctionné idéalement au début s'était mis à ne plus trouver de correspondance.
Depuis ce clash retentissant j'ai cherché inlassablement à comprendre ce qui avait pu mener à cette impasse. À mes yeux cela venait incontestablement d'une communication défectueuse, qui n'avait pas permis une adaptation mutuelle. Ce partage qui, en respectant les différences de l'autre, cherche aussi à comprendre ses motivations. Au départ je souffrais beaucoup de cette incompréhension-incommunication que je voulais voir résolue au plus vite. Je me suis acharné pour rétablir le fil. Et puis, à la longue, constatant que mes tentatives n'aboutissaient qu'à compliquer encore les choses, que je comprenais encore moins pourquoi ça se passait ainsi, je me suis mis à distance de tout ça.
À distance... mais sans cesser de chercher à comprendre.
Et j'ai compris beaucoup de choses. Sur moi, ma partenaire, et sur la relation. Non seulement pour cette situation, mais aussi pour celle de mon couple officiel. En extrapolant, c'est à tout système relationnel que ce sont étendues mes découvertes. Chaque jour je constate que ma pensée et mes réflexions restent soutenues par cette expérience exceptionnelle. Je vis avec cette incompréhension, qui stimule ma quête. Inutile de préciser qu'avec les années et cette présence permanente ma pensée a considérablement évolué ! C'est tout juste si je me reconnais en passant devant un miroir... En grande partie c'est cette incompréhension qui m'a amené à me réorienter vers la relation d'écoute et d'accompagnement relationnel... Et c'est en cela que j'ai trouvé comment vivre en accord avec le sens révélé de mon existence. Il n'y a aucun hasard dans tout cela, seulement une réceptivité à ce que la vie m'indique.
La chance de l'incompréhension
Ce matin j'ai eu un flash : et si l'essentiel n'était pas de comprendre, mais de disposer des questions qui poussent à comprendre ? Ou autrement dit : est-ce qu'il n'est pas préférable de ne pas comprendre pour avancer en soi ? Ne pas comprendre m'a permis d'aller toujours plus loin, car chaque réponse ouvre à de nouvelles interrogations. Tant que l'énigme ne sera pas suffisamment résolue, elle portera ma motivation.
Prenons un autre exemple : si je veux faire pousser des carottes, que je les sème, et que j'obtiens ce que je désirais, je suis satisfait. Je considèrerai qu'il est facile de faire pousser les carottes et ne me poserai pas davantage de questions. Si un voisin ne réussit pas... je le prendrai pour un benêt [pfff, c'est pourtant facile !]. Admettons qu'ensuite je veuille faire pousser des courgettes. Logiquement je vais me servir de mon expérience avec les carottes. Mais là, il se peut que je n'obtienne rien de satisfaisant. Après plusieurs tentatives infructueuses, je pourrai soit m'obstiner en vain, soit renoncer à faire pousser des courgettes, soit chercher à comprendre ce qui se passe. Dans ce cas j'en parlerai au voisin [qui les réussit, lui], je me documenterai, je chercherai à comprendre les besoins des courgettes, leurs maladies, et les possibilités de ma terre. Je finirai par tout savoir de l'humus, de la granulométrie du sol, du taux d'azote nécessaire et des moeurs dissolues des lombrics. Si ma terre n'est pas fertile pour les courgettes, alors c'est à moi de me fertiliser l'esprit pour atteindre mon objectif. Je pourrai aussi, et ce n'est pas négligeable, faire profiter les autres de mes connaissances. Encore faudra t-il que j'aie choisi si mon objectif est d'avoir des courgettes ou de ne récolter que ce qui veut bien pousser sans efforts...
Transposons mes métaphores potagères : lorsqu'une relation n'est pas fluide, chacun peut saisir cette opportunité pour évoluer. Car c'est une chance ! Chercher à s'adapter à l'autre offre la chance du changement personnel. Quand tout est simple et coule de source c'est très agréable mais on n'évolue pas dans les mêmes registres. On profite des bienfaits du bonheur, mais on ne se fertilise pas l'esprit. Lorsque tout va bien il faut évidemment jouir de cette paix non dénuée de vertus, mais savoir opter pour la lutte intérieure lorsque c'est nécessaire. Évoluer vers l'autre demande un effort, et une volonté de l'effectuer. Une capacité à le faire aussi. Or celle-ci fluctue dans le temps, selon les circonstances, et en fonction de la personnalité de chacun. Tant qu'on n'a pas la capacité de comprendre ce qui coince, on s'obstine en vain. On ne voit même pas en quoi il faudrait évoluer. Comme un enfant qui essaie de faire rentrer un cube dans une empreinte circulaire : il aura beau mettre en jeu toutes ses forces, ça ne rentrera jamais. Il devra essayer autrement. En tant qu'adultes, avec des problématiques nettement plus complexes, on s'acharne parfois à vouloir faire rentrer notre vision du monde dans la celle des autres, qui n'ont pas les mêmes contours. Il est donc important de définir quels sont nos objectifs lointains : passer en force (et casser quelque chose), renoncer, ou réussir en épousant des contours en souplesse. Cette dernière option demande parfois une certaine persévérance.
Peut-être ai-je la chance d'en être doté ? Il en est peut-être de même pour mon attrait envers la compréhension des relations affectives...
La réalité subjective
Ce que nous concevons comme "la vérité", ou "la réalité", n'est bien souvent qu'un abus de conscience. La preuve que notre illusion de toute puissance enfantine n'est pas levée. J'ai souvent eu à faire avec des personnes qui me disaient, tentant inconsciemment de me soumettre à leur vision du monde, « la réalité c'est ça ! ». Or ce n'était souvent qu'un fragment de réalité objective (= des faits), mais teinté de beaucoup de subjectivité (= leur interprétation). Cependant ces limites imposées devenaient du même coup une réalité contre laquelle je me heurtais.
Et moi-même, sans être aussi affirmatif, je me laisse souvent aller à croire que ma réalité est universelle. Je me dupe, largement inconscient de mon manque d'ouverture. C'est bien simple : je ne perçois même pas qu'on puisse penser différemment ! Non par arrogance, mais parce que je n'imagine pas qu'il puisse y avoir d'autres façons de percevoir ce qui me paraît unique.
Une façon bien connue de prendre conscience de la subjectivité de la réalité consiste à donner à observer des images telles que celle-ci :
Certains verront d'abord le vase, d'autres les deux visages.
Celle-ci est plus troublante :
Certains ne voient que la vieille femme, d'autres uniquement la jeune. Et il faut parfois du temps pour que la seconde image soit enfin perçue.
Le moment du basculement est toujours un peu troublant, parce qu'une nouvelle dimension de la réalité apparaît de l'invisible. De même, lorsque dans une discussion on parvient à comprendre le point de vue de l'autre en sortant de notre propre réalité, il y a un grand soulagement. « Ah mais c'était donc ça !!! ». Le conflit peut alors se résoudre dans l'instant, lorsque le quiproquo se révèle.
Parfois, lorsque l'incompréhension est longuement installée et que toute une réalité s'est construite selon cette base... la surprise est de taille. C'est ce qui peut se passer dans des relations compliquées, chargées de projections. En famille, au travail, ou... en couple. Malheureusement la compréhension par l'un n'implique pas systématiquement la compréhension par l'autre. Le changement de paradigme n'est pas perceptible. C'est comme si subitement on changeait de monde et de représentation de la réalité : ce qui était valable depuis des années, en un instant n'a plus le même sens. Fascinant...
Avec mes réflexions en vue de comprendre, voila pas mal de temps que je constate ces changements de dimension dans ma perception des complexités relationnelles. Un quiproquo originel peut se trouver résolu et rendre obsolète tout ce qui s'est passé depuis. Fausse réalité basée sur une fausse interprétation de départ.
Mais lorsque le quiproquo concerne le mode de communication, cela peut devenir vertigineux ! Par exemple, j'ai toujours considéré que le dialogue permettait de fluidifier les relations. Pour moi cette vérité était indubitable et trouvait son origine dans un long cheminement personnel, étayé par la lecture de nombreux ouvrages sur le sujet. Je n'ai jamais pu concevoir que l'absence de communication pouvait aussi être valable... lorsque la communication ne fonctionne pas ! Tant qu'un langage commun n'a pas été trouvé [voila encore une problématique fertilisante...], il peut être préférable de s'abstenir. En ne comprenant pas cela j'ai procédé comme si ma vérité - le dialogue comme seule issue - était la bonne... J'ai fait fausse route.
Pendant des années j'ai essayé de faire rentrer cette réalité personnelle dans l'espace d'autres perceptions de la réalité. Je me suis obstiné, certain d'être dans le seul chemin salvateur... et ça n'a pas fonctionné ! Je n'y comprenais plus rien. Mon cube ne rentrait pas dans le cercle ! C'est là que "ne pas comprendre" m'a permis d'évoluer, en prenant autant de recul que nécessaire. J'ai tenté de comprendre le cercle et sa logique différente du cube. Les deux étaient devant moi depuis toujours, je le savais... mais moi je ne voyais que mon cube. Ma réalité.
J'aime donc comprendre les choses humaines et trouver leur sens. Pour autant je ne m'y prends pas toujours bien en voulant partager mes réflexions... de force. Bien que ce soit avec de bonnes intentions, c'est une violence que j'ai exercée envers des personnes qui n'en avaient pas la capacité, ou pas le désir. Je pense toujours qu'avancer "ensemble" est préférable, mais je constate que ce n'est pas systématiquement le cas. Ensemble, c'est parfois avec d'autres. C'est ainsi que j'ai du accepter de me séparer d'avec Charlotte. Je l'apprécie pourtant toujours, mais notre route commune ne fonctionne plus. Nos quêtes existentielles ne se conjuguent plus. J'ai fait le choix de poursuivre ma quête... et de renoncer à la poursuivre avec elle. J'ai aussi dû renoncer à comprendre avec elle le détail de ce qui s'était passé pour qu'on en arrive là. Immanquablement nous réactivions ce dont elle voulait se tenir à distance. J'ai donc opté pour le respect de ses capacités au dialogue. J'ai accepté que ce genre de dialogue ne nous était pas favorable. Nous ne parlons plus de "avant", et surtout pas des sujets qui pourraient être désagréables. Du coup... nous n'avons plus beaucoup de choses à nous dire. Seul le présent compte, avec une nouvelle forme de partage à inventer, éventuellement. Pour l'heure il consiste à échanger cordialement quelques nouvelles autour de nos enfants et de nos quotidiens respectifs.
Il semble bien qu'un processus similaire, quoique plus radical, s'est déroulé avec l'amie-aimante qui m'avait ouvert en grand les portes d'une nouvelle quête de sens. J'ignorais que c'est "en solitaire" (mais avec d'autres) que j'allais poursuivre mon chemin de découverte. Cependant, cette absence, ce silence contre lequel je me suis tant révolté à cause des questions qu'il laissait en suspens, n'auront-il pas été une chance d'aller plus loin en moi ?