Sait-on jamais ce qui nous anime ?

J'ai connu Solange il y a une douzaine d'année, quand elle fut recrutée chez le même employeur que moi. Jolie jeune femme, très dynamique et souriante, j'ai découvert sa personnalité au fil du temps. Je l'ai vue évoluer, s'affirmer, prendre des responsabilités, monter des projets. Sa détermination, son assurance, son élégance, faisaient mon admiration. Très enjouée, toujours de bonne humeur, son rire sonore et contagieux, tel une signature vocale, attestait de sa présence dans les parages. Solange était appréciée tant pour sa personnalité toujours positive que pour ses compétences professionnelles. Elle avait cependant fini par se sentir un peu à l'étroit à son poste, aurait aimé un peu plus de responsabilité et reconnaissance pour le dynamisme qu'elle mettait au service de notre employeur commun.

L'automne dernier elle a annoncé son départ, certaine d'avoir trouvé ailleurs de quoi s'épanouir. Bien que j'en fus un peu attristé, j'estimais qu'elle faisait un bon choix : suivre son envie ; se donner les moyens de ses ambitions. J'aimais bien Solange et, si j'avais eu les faveurs de son regard, peut-être n'y aurais-je pas résisté. Au moment de la quitter, lors de son pot de départ, dans un geste d'affection un peu malhabile, j'ai mis mes mains sur ses hanches... parce qu'il me paraissait incongru de la prendre dans mes bras.

Solange partie, son rire n'a plus retenti. Au début ce silence se remarquait, et puis on s'est habitués. De loin en loin j'ai eu de ses nouvelles de la part de collègues qui avaient gardé un lien étroit avec elle. C'est ainsi que j'ai su qu'assez rapidement Solange avait regretté son départ. Chez son nouvel employeur l'ambiance était pesante. Je n'en savais guère plus, n'ayant pas cherché à garder de lien avec elle - je ne m'attache plus aux gens qui partent. S'il nous était arrivé de partager quelques impromptus de conversation, tous les deux seuls en fin de journée, nous n'avions jamais été significativement proches. Disons qu'il y avait entre nous une aimable confiance et une appréciation mutuelle.

Lundi, j'apprends incidemment que Solange a décidé de revenir chez nous ! Super ! Je suis vraiment content de la savoir de retour, tant pour la perspective de renouer avec sa jovialité communicative que parce que cela lui permet de retrouver un meilleur équilibre professionnel. Car dans la foulée j'apprends qu'elle aura de nouvelles fonctions, avec des responsabilité à sa mesure. Des tractations ont eu lieu depuis quelques jours et l'équipe de direction comme ses anciens collègues se réjouissent de ce retour. Ce sera en avril.

Joie de courte durée.

Ce même lundi, tard dans la soirée, Solange a renoncé. À tout.
Elle a mis fin a ses jours.

 

Nous l'avons appris le lendemain matin. Stupéfaits. Sidérés. Incrédules.
Solange ? Mais ce n'est pas possible ! Pas elle ! Pas quelqu'un d'aussi joyeux et solide qu'elle !

Mon cerveau ne parvenait pas à enregistrer l'incroyable choc de cette tragédie. Comme un mécanisme déréglé qui bloque et débloque en continu, avant-arrière, sans parvenir à aller dans le seul sens possible : accepter le réel. L'inacceptable réalité.

Au fur et à mesure que la sinistre nouvelle se propageait parmi nous, les visages blêmissaient. 

Murmures et conciliabules. L'une avait été avec elle au restaurant trois jours avant, pour préparer ce retour. Tout allait bien et le projet s'élaborait avec enthousiasme. Une autre l'avait eue au téléphone quelques heures seulement avant l'acte fatal : bonne humeur et rire habituels. Pas le moindre signe, au contraire, puisque là encore il était question des préparatifs au retour prochain.

Chez son employeur actuel aucune alerte non plus. Elle a quitté le bureau en fin de journée, avec ses collègues.

Incompréhension. Qu'est-ce qui peut pousser une personne avec cette force de caractère, mettant en oeuvre activement un projet qui l'enthousiasmait, à décider de se placer sur la trajectoire d'un train ? Choix radical et sans échappatoire. Déterminé. Désespérement courageux.


Ses failles, personne ne les a perçues. Son énergie bouillonnante et son rire tellement expressif n'étaient-ils pas une façon de conjurer une détresse totalement dissimulée ? Elle a choisi d'y mettre un terme seule, sans prévenir personne, sans demander d'aide. Elle a juste laissé un mot dans sa voiture.

Depuis peu jeune grand-mère et enchantée de l'être, elle adorait ses filles.

Sait-on jamais ce qui nous anime ?