La magie des rencontres
« L'énigme qu'est l'autre recule comme l'horizon à chaque pas que tu fais vers lui.
L'autre est la frontière que la Vie a dressée devant toi, afin que tu ne sois pas perverti par ta toute-puissance.
Ce que Dieu dit à l'Océan dans le livre de Job en lui montrant les plages et les falaises : Jusqu'ici iront tes flots, pas plus loin !, il le dit à l'Epoux en lui montrant l'Epouse, à l'Epouse en lui montrant l'Epoux. En plaçant la femme devant l'homme et l'homme devant la femme, il leur assigne à tous les deux leurs limites.
Ici commence le royaume de l'altérité dans lequel on ne pénètre pas. Tes vagues viendront battre aux falaises et se rouler sur les plages et de ce jeu furieux et tendre vous vivrez, de ce murmure, de ce fracas, de ce mugissement qui ne cessent pas. Mais ne rêve pas de révoquer la dualité. La fusion de Deux en Un est oeuvre divine. Il n'est que l'Eros qui nous y fasse furtivement goûter. Et la mort.
Si la première des fidélités nous la devons à la Vie qui est en nous, c'est bien d'une vigilance de chaque instant qu'il faut faire preuve. Tout, sur cette terre, si nous n'en prenons soin, est soumis à la lente dégradation de l'entropie.
Quand l'homme cesse de se chercher au delà de lui-même, de se lancer, de se porter en avant, alors l'eau qui le compose stagne et croupit. L'élan qui cesse de circuler dans le corps agit comme un poison.
Ces êtres de dialogue, de partage et de mouvance que nous sommes, vivent de la magie des rencontres, meurent de leur absence. Chaque rencontre nous réinvente illico - que ce soit celle d'un paysage, d'un objet d'art, d'un arbre, d'un chat ou d'un enfant, d'un ami ou d'un inconnu. Un être neuf surgit alors de moi et laisse derrière lui celui qu'un instant plus tôt je croyais être. La rencontre fait résonner en moi des modes et des tons que je n'avais pas perçus jusqu'alors. C'est par la rencontre que dans cet amas diffus, cette nébuleuse que par commodité j'appelle moi, s'éclairent et se regroupent les constellations.
Pareille richesse ne se peut épuiser en une seule relation aussi privilégiée, aussi forte soit-elle. Bien davantage : c'est la plénitude tout à l'entour qui profite à cette union première et la nourrit.
Si l'un des époux ne supporte pas que l'autre vibre, vie et aime en dehors de sa présence, s'il se met à rêver d'être la seule source de son bonheur, il peut avoir au moins une certitude : celle de devenir très vite la seule source de son malheur.
(...)
Par un mystère, impossible à élucider, ce sont précisément toutes les rencontres d'une vie qui nous font peu à peu advenir. Chaque rencontre ardente détient une pièce biscornue du puzzle qui finira par me composer une vie et qui, avec la multiplication des pièces disposées, va lentement, dans un dégradé de couleurs, laisser apparaître les grands contours, les grands thèmes de ma destinée. Et ce sont les autres qui me livent - souvent à leur insu - la clef de mon énigme.
Dans chaque rencontre se révèle un aspect de mon être, un visage secret nage à ma rencontre dans l'eau du miroir. Les rencontres me mettent en mémoire une modalité d'être, une totalité oubliée.
Elles me cherchent, me trouvent sous les masques. Souvent elles me délivrent.
Quand je dis « rencontre ardente », je pense à toute la gamme possible de relations entre deux êtres, à toutes les modulations existantes dont celle particulière d'amants ne constitue que l'inflexion extrême. »
Christiane Singer, "Éloge du mariage, de l'engagement et autres folies"