Voila 47 jours que je prends tous mes repas seul, que je passe mes soirées seul, mes week-end seul, mes nuits seul. En suis-je triste ou affligé ? Aucunement ! Je pourrais même dire que je me délecte de cette solitude, que nulle "bonne raison" ne m'oblige à rompre. J'ignore durant combien de temps je pourrai tenir à ce régime avant de ressentir un manque mais je me sens encore loin de cette échéance.
Je sais que je ne suis pas seul dans ce cas, à retrouver le plaisir du temps à soi. A contrario je sais aussi que pour d'autres le confinement n'a rien d'un plaisir, malheureusement. Inégalités sociologiques et différences psychologiques.
Je fais partie de ceux qui se réjouissent du confinement et le mettent à profit pour vivre autrement, plus en accord avec leurs aspirations. À tel point que la prolongation de ce temps offert a enclenché une réflexion latente : et si je ne reprenais pas la "vie d'avant" ? Cette question se pose à l'échelle de la société - du moins dans une partie de la société française - avec une incitation à profiter de ce temps de fort ralentissement, de cette mise en suspens... pour ne pas reprendre la course suicidaire de l'humanité. C'est comme si l'on sentait confusément et communément qu'il y avait là un moment opportun, un kairos.
Bien que confiné je n'ai pas cessé de travailler, pouvant me livrer à cette occupation à distance grâce à la technologie numérique. Mais je l'ai fait autrement. À mon rythme. En pouvant m'en extraire à ma guise pour profiter de la nature qui m'entoure. Et c'est bien ce qui change tout : je peux me relier directement à ce qui me procure satisfaction et joie. Je peux instantanément aller écouter le chant d'un oiseau, exposer mon visage au soleil ou humer une brise parfumée. Je peux aller me promener quelques minutes dans la forêt qui jouxte ma maison, le temps d'une pause bénéfique. J'ai cette chance, que dis-je, cet inestimable privilège d'être relié à l'essentiel.
L'essentiel ? Mais les liens humains, alors, qu'en fais-tu ?
Eh bien, par un étonnant paradoxe, je reste très relié aux autres. Intellectuellement relié. Le numérique permet de pallier à la distance. Je n'avais jamais fait autant de réunions Zoom (visioconférence), que ce soit pour le travail, pour avancer dans des projets citoyens, pour suivre des webinaires... En fait je vois beaucoup de gens dans mes journées de solitude. Des gens que je connais et avec qui je peux parler. Je peux aussi écouter ou lire les pensées des autres. Bref, échanger, partager, me nourrir l'esprit. Tout comme "avant", si ce n'est davantage. Jamais seul, avec internet, écrivais-je jadis.
Oui mais... la présence, Pierre, la présence ! Le numérique ne peut pas remplacer la présence physique !
Non, il ne le peut pas. Mais depuis combien d'années ai-je "apprivoisé" ce mode de relation à distance ? Plus de vingt ans ! Je n'irai pas jusqu'à dire que j'en ai fait un art de vivre mais tout au moins ai-je trouvé une sorte d'équilibre dans l'alternance entre échanges à distance et échanges en présence. Cela m'est confortable. Ce sont deux mondes relationnels qui s'interpénètrent tout en gardant leurs particularités. Je passe de l'un à l'autre sans difficulté. Comme la plupart des gens, je suppose.
Mais comment se fait-il que la présence physique ne te manque pas ?
Je pourrais me contenter de dire « c'est comme ça », mais j'aime bien comprendre le sens des choses (ou croire le comprendre...). Peut-être que la présence physique ne me manque pas parce qu'en temps "normal" cela m'est souvent inconfortable d'être corporellement présent. Un peu comme si mon être physique constituait une enveloppe gênante autour de mon être intérieur. Être là, exister en présence d'autrui, pour moi ne va pas de soi. C'est potentiellement une épreuve. Un stress.
C'est bizarre d'écrire ça. Et pas toujours vrai.
J'ai l'impression que pour supprimer ce stress j'ai besoin de me sentir totalement accepté. Le mot de "confiance" me vient en tête, comme bien souvent lorsque j'analyse mon rapport aux autres. Je me demande qu'elle blessure de confiance je traîne ainsi depuis... tellement longtemps.
Bref : me retrouver seul avec moi-même me "libère" donc de l'épreuve qui consiste à être en présence d'autrui. Seul, je me sens libre d'être moi-même. Et confiné c'est encore mieux : je sais que je suis seul pour longtemps et que personne ne viendra troubler cette bienheureuse et tranquille solitude.
Et pourtant... je sais bien que, d'un autre côté, c'est en présence d'autrui que je peux ressentir de purs moments de joie et d'émotion contenue. Des moments qui peuvent être aussi intense que ceux que je ressens en pleine solitude devant des paysages sauvages. Les joies simples que je vis dans mon quotidien solitaire n'atteindront jamais de comparables sommets. Sauf que ces sommets sont rares, demandent des circonstances exceptionnelles et, sans aucun doute, une part de mise à l'épreuve, de dépassement. Peut-être tiennent-ils leur intensité du dépassement, d'ailleurs ? Avoir eu le courage d'oser... et avoir rencontré la félicité [qui c'est celle-là ?].
Mais le temps de solitude qui se prolonge me permet aussi de m'investir sans compter dans des causes qu'il me semble absolument nécessaire de défendre. Je dispose ainsi de toute latitude pour me consacrer à ce qui me tient à coeur, y passer mes soirées ou des journées entières. Agir pour ses idées, se mettre en congruence, n'est-ce pas "être vivant" ?
D'un autre côté... je sens bien qu'être seul à porter une action ne me convient pas. Je n'y déploie pas vraiment mes ailes et pourrais m'y épuiser. Je ne me suis jamais senti aussi enthousiaste et volontaire que dans la solidarité d'actions communes. Seul, il m'est bien plus difficile d'avoir le courage d'oser...
Je crois... [je crains] d'avoir un besoin inextinguible de me sentir estimé. Mon attrait pour une solitude-refuge n'est peut-être qu'une façon de me soustraire à ce besoin, en me recentrant sur mes capacités à vivre de manière relativement autonome. J'ai souvent clamé n'avoir désormais besoin de personne en particulier, mais des autres en général. Je me demande dans quelle mesure ce ne serait pas une adaptation au contexte dans lequel les aléas de l'existence m'ont placé. Ce qui, en soi, est plutôt une bonne chose : je me satisfais de ce que la vie me propose.
[Ce billet un peu trop personnel va un peu dans tous les sens. J'ai tenté de relier des idées éparses... et je constate leurs dynamiques contraires.]
Pierre, depuis le temps que tu nous en parles, je envie de dire qu'on* s'en fiche un peu. Puisque tu es bien, c'est-ce qui compte :D
Bises et douce solitude :)
*"on" de modestie :D