Le temps des correspondances
À la suite de mon billet précédent j'ai écrit dans un commentaire qu'il y avait « des années que je n'ai plus entretenu de correspondance ». Affirmation à laquelle une lectrice réagit fort opportunément en me demandant pourquoi.
Ben oui, tiens, pourquoi ?
Oh la la, voilà une question qui mérite autre chose qu'une réponse courte !
D'abord mon affirmation est exagérée : il m'arrive encore, ponctuellement, d'échanger quelques mails à tonalité personnelle. C'est devenu sporadique mais ça existe. Je ne les considère pas vraiment comme des "correspondances" mais plutôt comme des échanges circonstanciels. Leur discontinuité ne permet généralement pas d'aller en profondeur, ou alors dans une moindre mesure que ce que j'ai connu, mais ces échanges n'en sont pas moins intéressants. Ils permettent souvent de toucher à quelque chose de profond, un peu comme on descendrait dans un puits, mais sans pouvoir aller jusqu'à l'exploration méthodique des couches traversée. La différence majeure c'est que dans ces échanges aléatoires nous ne creusons pas ensemble dans nos profondeurs [je crois que le terme en italiques a une importance capitale dans mon ressenti].
Il y a bien eu quelques amorces de correspondances ces dernières années mais je ne peux que constater qu'elles ne se sont pas pérennisées. J'y suis forcément pour quelque chose, je le sais...
Alors, qu'est-ce qui a changé ?
Je suppose qu'au début j'avais une soif d'échange et de découverte et que cela me rendait à la fois plus disponible et plus "lançeur" de conversations. Je contactais sans doute plus facilement les personnes qui me touchaient par leurs écrits (c'est surtout dans le monde d'internet que prenaient place ces correspondances). En outre je répondais avec plaisir et enthousiasme, je dirais presque avec fébrilité ! Peu à peu je suis devenu moins sensible, par habituation, et dans une moindre attente de partage. Ou plus exigeant sur celui-ci. Bref : l'effet découverte n'opérait plus.
Oh je pourrais me dire que si je n'ai plus ressenti la même attirance vers l'altérité, c'est tout simplement parce que je la "connaissais" beaucoup mieux. Chacun à beau être unique... les similitudes de pensée et de parcours sont quand même nombreuses. Il y a donc eu un effet de déjà vu. L'altérité est devenue moins surprenante qu'elle a pu l'être, du moins dans les domaines qui m'intéressent. Je suis donc devenu moins étonnable... et en même temps plus attentif aux différences. C'est comme si ma représentation de l'Autre s'était métamorphosée : les individualités me paraissent à la fois plus semblables entre elles... et davantage singulières. Hum... c'est difficile à exprimer clairement.
Je pense aussi que les correspondances dont je garde le souvenir consistaient en une découverte réciproque et équivalente. Opérant entre diaristes "en recherche" l'échange permettait de mieux se connaître dès qu'il y avait de part et d'autre un intérêt, une curiosité, un attrait d'intensités comparables. Je me demande si cela ne découlait pas du dévoilement qui, il me semble, était plus important aux origines. J'ai la forte impression qu'on se livrait davantage quand l'interaction publique n'existait pas. L'avènement des blogs, à mon avis, à mis le sensible à distance en mettant au vu de tous les échanges qui auparavant demeuraient privés. On a gagné en convivialité ce qu'on a perdu en intimité. Je n'ai pas échappé à ce phénomène en ouvrant mon blog. D'ici à considérer que ce que j'y écris sollicite moins les profondeurs intimes du lecteur, il n'y a qu'un pas.
Mais ces impressions que je livre sans certitude sont peut-être faussées par l'évolution de mes attentes ? D'autres que moi trouvent sans doute quelque chose d'équivalent aujourd'hui encore. Ce qui est certain c'est que moi je ne ressens plus la même jubilation, ni l'intensité des vibrations. Il est devenu rare que je sois suffisamment touché, ému, ébloui pour écrire à l'auteur d'un texte. Or c'est dans ces circonstances pétillantes que mon envie d'écrire s'affirme et se libère. Alors, est-ce moi qui ai changé ou le contexte ? Ou bien est-ce mon besoin de "comprendre" ce qui nous anime qui est devenu moins impérieux ? Je n'en sais rien...
Il se pourrait aussi que j'aie développé une capacité à aborder le sensible de vive voix et en face à face. Elle me faisait défaut autrefois. Je ne ressens plus vraiment la fustration des mots retenus parce qu'ils se disent de vive voix et en face à face.
Ah oui, un élément que je ne peux passer sous silence : les correspondances d'autrefois se nouaient presque exclusivement avec des femmes. Sans qu'elles soient forcément teintées de séduction, il s'y jouait quand même souvent quelque chose grâce à la différence des genres. Simple attrait pour cette différence ou plaisir à voir correspondre nos modes de pensée ? Je l'ignore...
Or aujourd'hui le rapport que j'entretiens avec le féminin a changé. Il n'exerce plus la même fascination sur moi. Grâce à la somme d'échange que j'ai pu avoir le mystère est largement atténué et la curiosité amoindrie. La rencontre en est simplifiée. N'ayant plus l'avidité de la découverte, j'explore autrement. Sans doute en étant plus à l'écoute. J'apprends toujours, je découvre encore, et avec plaisir, mais au rythme de la vie et des rencontres. Le féminin m'intéresse dans sa diversité, bien sûr, mais j'accueille sa différence plutôt que la chercher.
Quoi qu'il en soit cette évolution ne m'empêcherait aucunement d'être en correspondance ! Ce n'est donc pas de ce côté qu'il faut chercher... [et pourtant je sens confusément qu'il se joue là quelque chose].
Alors j'en viens à me me demander s'il n'y aurait pas de ma part une crainte, proche de l'aversion phobique : entretenir une correspondance c'est un peu comme entretenir une relation [et, de fait, c'est une relation !]. Or l'idée de relation suscite en moi une notable confusion suscitant une indéniable perplexité. Il y a quelque chose qui se bloque net. C'est comme s'il ne pouvait plus être question que je m'engage [terme fort s'il en est !] dans une relation, fût-elle épistolaire. Dès que j'imagine que l'autre en attend quelque chose, je flippe. J'accepte de constater qu'un lien particulier existe, et même qu'il dure, mais me projeter dans le futur, ça, c'est impossible. Dès lors l'idée d'entreprendre une correspondance n'a pas de sens. Et même celle de l'entretenir est en limite de ce qui m'est possible. Si je ne suis pas relancé je risque fort de laisser le temps installer sa distance; si je me sens trop sollicité j'ai aussi tendance à rester à distance. C'est bizarre. Ça m'intrigue.
Il y a quelques mois je crois avoir écrit [ou y ai-je seulement pensé ?] un texte sur toutes ces relations du passé qui se sont silencieusement endormies. Je songe régulièrement à des personnes avec qui s'est partagé quelque chose de fort, beau, et bon, et je me dis que je pourrais les recontacter... mais je laisse passer les mois, les années. Sans rien faire. Pour quelqu'un qui défend l'idée de liens et de fidélité, je fais très fort !
Mais je me dis aussi que si rien ne se passe... c'est que cela convient à chacun. Autre chose se vit. Est-ce de la passivité ou de la sagesse ? Les deux sont une façon de ne pas être en attente. Mes velléités ne sont manifestement pas suffisantes pour agir...
Et pourtant, qu'est-ce que j'ai pu aimer ce temps des correspondances !
Vert !
Le printemps est (enfin) là