Hier soir, alors que je venais d'arriver chez mes parents pour partager un moment, mon père, rituellement, me lance un énergique « Alors, quoi de neuf ? ». Tout aussi invariablement je lui réponds, nonchalant, « boh, pas grand chose... », me montrant peu réactif à son accroche. J'ai bien conscience qu'elle est censée ouvrir la discussion en s'appuyant sur les nouvelles fraîches que je pourrais apporter, mais ça ne fonctionne pas vraiment.

J'y retrouve, sous une autre forme, le traditionnel « à quoi tu penses ? », jadis asséné avec une tape sur la cuisse, chaque matin, dans la voiture qui me conduisait au lycée de la ville voisine. Déjà il s'agissait d'une invitation à l'échange qui, alors, n'opérait pas. Après que j'aie répondu « à rien », la brèche qui avait brièvement rompu la compacité du silence se refermait aussitôt. Magistrale incommunication entre un père et son fils, étrangers incapables de se dévoiler l'un à l'autre.

Quelques décennies plus tard les deux bougres ont quelque peu évolué et une conversation minimale peut prendre place. L'engrenage des mots fonctionne à peu près, chacun apportant de quoi l'alimenter. L'échange n'est certes pas très fluide, puisqu'il contourne soigneusement les profondeurs personnelles, mais permet d'éviter l'épaississement des silences. D'ailleurs il suffit que ma mère soit présente pour que l'échange s'anime, invitant au rire et à la légereté. Côté père le sérieux, le réfléchi, l'argumenté, le pragmatique, le factuel. Côté maternel le léger, l'émotionnel, l'interprétatif, le consensuel, le fantaisiste. J'ai grandi entre des polarités pas nécessairement compatibles, s'opposant fréquemment et pas toujours sainement. J'en ai développé une prudence, une mesure, une sensibilité qui, selon ce que je perçois des situations et surtout des personnes, favorise ou inhibe mon expression. Avec un doute tenace : est-ce que ce que j'ai à dire est suffisamment intéressant ? Le plus souvent je suis silencieux plutôt que bavard.

Lorsque mon père me demande « quoi de neuf », j'entends « quoi de suffisamment intéressant pour que tu nous le racontes ». D'où ma réponse : « boh, pas grand chose ». Ou une variante, « rien de neuf ». Toutefois, afin de ne pas en rester là, j'ajoute généralement que tout va bien et enchaine immédiatement en retournant la question : « Et vous, quoi de neuf de votre côté ? » J'autorise ainsi l'ouverture des vannes, à savoir une litanie de nouvelles peu réjouissantes concernant la maladie de ma mère, des comptes-rendus de visites médicales et diverses démarches, voire l'annonce du décès de untel ou la dégradation physique ou mentale de tel autre de leurs amis. Ces "nouvelles" n'en sont pas toujours, mes parents ayant tendance à répéter le moindre évènement à chaque personne leur rendant visite. J'écoute poliment, sans leur dire qu'ils radotent. Cela ne ferait qu'accroitre leur malaise face au naufrage que représente leur vieillesse. Après, une fois que l'aspect sombre et angoissant s'est écoulé, viennent les nouvelles plus réjouissantes (mais souvent rabachées aussi...) concernant leurs enfants et petits-enfants, lumières de leurs jours vacillants. S'intercalent aussi des questions sur les miens, auxquelles je réponds rapidement. Je m'en tiens aux faits dont j'ai connaissance, évitant ce qui pourrait donner lieu à commentaires déplacés, interprétations et jugements hasardeux. Prudence et discrétion.

J'évoque ici mes parents mais la question du « suffisamment intéressant pour être raconté » fait partie intégrante de mon rapport aux autres. Avec, en parallèle, le souci de ne pas porter atteinte aux tiers dont je peux parler. Un mélange de retenue et de prudence qui fait que je m'exprime peu, et seulement avec des personnes en qui j'ai confiance. J'ai besoin de sentir un intérêt fort pour ce que je raconte, mais aussi d'être certain qu'il n'en sera pas fait mauvais usage. Ces exigences font que le cercle des interlocuteurs potentiels est restreint.

Mais ce n'est pas tout : je ne peux vraiment entrer en relation avec une personne que si je la sens suffisamment "positive", consciente, responsable, capable d'auto-critique, de recul. Qu'elle ait le sens de la nuance et que le doute la traverse régulièrement (mais pas trop...). Au final je crois que cela représente peu de monde, dans mon entourage...

Si j'y ajoute la crainte d'être envahissant et que je la double d'une tendance à me sentir vite "obligé" à des devoirs de politesse, on comprendra que j'ai accentué un attrait naturel pour l'isolement. C'est l'option qui m'a été la plus confortable, évitant la confrontation directe à autrui. Du moins dans une certaine mesure. Car l'inconvénient majeur de la solitude c'est qu'elle n'est guère propice au partage approfondi que j'affectionne. Je ne peux pas me planquer comme un sauvage indéfiniment.

Durant une quinzaine d'année l'ère d'internet m'a permis de contourner l'obstacle. Journal extime et correspondances, puis blog et échange de points de vue (via les "commentaires"), m'ont offert de bons et beaux partages sans prendre trop de risques. J'ai ainsi longtemps bénéficié d'une abondante nourriture intellectuelle, émotionnelle, affective, en particulier lorsque les rencontres en face à face ont été possibles. Je croyais avoir trouvé l'Eldorado : l'altérité à volonté. Hélas, depuis quelques années, dans cet univers virtuel en expansion continue et où proximité, distance et immédiateté sont de plus en plus distordues, j'erre en perdant peu à peu mes illusions. Traînant ma frustration dans la surabondance, je fais finalement face à une sensation croissante de... vacuité. Ou peut-être, paradoxalement, de solitude. Ayant bien conscience d'avoir moins à dire, ou alors autre chose, je cherche un ton nouveau. Sans succès jusque là. Hésitant entre quitter et rester, grapillant de-ci de-là quelques jolis fragments de la richesse humaine qui m'a attiré là, je me demande s'il ne me manquerait pas de nouvelles sources relationnelles. Je pressens qu'elles pourraient se trouver ailleurs, en des lieux inexplorés mais plus incarnés. Indépendamment de cela l'expression publique et le partage d'impressions qu'elle permet ont probablement encore un rôle à jouer pour moi, à préciser. Le temps m'y aidera.

J'aurais pu répondre cela à mon père, hier soir, mais je ne suis pas sûr qu'il aurait bien compris...

 

IMGP2255

 Ambiance estivale : Campanules dans la prairie