Un rire complice
C'est une petite vieille aux mains osseuses et parcheminées. Elle n'a plus d'âge. Le plus souvent elle a l'air égarée dans ses pensées, bredouillant pour elle seule quelques mots inaudibles. Que ressent-elle ? Que pense t-elle ? Que comprend-elle de ce que ses sens captent ? Elle grimace sans s'en rendre compte. Ses yeux divaguent souvent mais parfois regardent intensément. À ces moments-là j'ai l'impression qu'elle est lucide. Cela ne dure pas. Son esprit-papillon s'envole. Quant à son corps, presque impotent, il ne se lève que péniblement, toujours avec de l'aide. Elle ne peut marcher que quelques pas avec une extrême lenteur.
Alors, pour lui faire prendre l'air, pour entretenir un peu ses muscles atrophiés, on la déplace de son fauteuil fixe à son fauteuil roulant. Je lui enfile une veste, lui mets son chapeau un peu de guingois : « ah non, là tu ressembles à un épouvantail ». Je ris, elle en sourit. Je rajuste le chapeau, lui noue une écharpe autour du cou et hop, direction l'ascenseur. Promenade roulante dans les calmes rues adjacentes. On s'arrête, lui demande de faire quelques pas en lui tenant le bras d'un côté, sa canne de l'autre. Elle avance d'un pas mal assuré, extrêmement lent. Elle glisse les pieds vers sa canne portée loin, comme un objectif à atteindre. Je lui dis que ça ressemble à du ski de fond au ralenti. Elle s'en amuse. Une dizaine de mètres parcourus en dix minutes. L'effort vaut bien un marathon.
Il fait froid, alors on décide de faire demi-tour, en reprenant le véloce fauteuil roulant. Les derniers rayons du soleil font du bien, avant de passer tôt derrière la montagne. Retour à l'ascenseur. La porte s'ouvre, on rentre le fauteuil roulant, face au miroir. Et tandis que la cabine s'élève, je regarde cette petite vieille à l'esprit en vrac, sous son chapeau et ses lunettes. Je lui avance le chapeau sur le front, puis le place en arrière et de travers. Je ris, elle rit. Face au miroir elle mime l'élégante avec une cigarette. Instant fugace de lucidité, de complicité. Je retrouve ma mère, rieuse, espiègle. Elle est là !
Un instantané partagé, devenu si rare, que je garderai en souvenir.
Dans l'imaginaire d'une petite vieille dans l'ascenseur
(les deux photos sont d'illustration)