Mort et vivant
Temps gris, froid, neigeux. J'en profite pour faire du tri dans mes fichiers de photos. Tel une population en expansion incontrôlée, leur nombre ne cesse de s'accroitre. Il me faudrait être impitoyable et ne garder que les photos "essentielles", dignes d'un intérêt particulier, mais je ne résiste pas à la tentation d'en laisser... beaucoup trop. Alors les dossiers s'empilent démesurément sur le disque dur de mon ordinateur...
Je n'aime pas effacer les traces du passé. Tout ce que j'ai vu, vécu, ressenti, fait partie de ce qui me constitue et, à ce titre, m'est important. En particulier lorsque c'était agréable. Or chaque photo est pourvoyeuse de sensations et d'émotions généralement agréables. En les revoyant je "revis" et ravive un instant du passé, d'un voyage, d'une rencontre, d'une promenade solitaire. En même temps je peux perçevoir le passage du temps puisque les saisons défilent, les visages changent, les enfants grandissent, des personnes disparaissent. Il y a quelque chose de fascinant à pouvoir observer ces écarts temporels. Une vie qui paraît à la fois proche et lointaine, presque présente mais pourtant définitivement passée. C'est à la fois vivant et mort, comme le fameux chat de Schrödinger.
À propos de chat... en explorant mes inombrables dossiers, je suis tombé sur d'anciens Chats. Non, pas des chats [miaou], mais des "chats" [blabla]. Des "tchats", quoi, conversations à distance par écrit, via yahoo et msn. Je les enregistrais, parfois, lorsqu'elles me semblaient importantes. Lorsqu'il s'y était échangé des éléments significatifs de vie, ou de compréhension. Un peu comme pour les photos je retrouve des instantanés de conversation. Des concentrés de moments partagés. La trace d'un vécu commun, parfois porteur d'émotions palpables. Alors relire [je pourrais presque écrire "écouter"] ces dialogues, faits de phrases courtes afin de ne pas se télescoper, c'est replonger dans un passé qui n'existe plus. Non seulement parce que je ne "tchatte" plus, mais aussi parce que la plupart des personnes avec qui je m'y livrais ne font plus partie de mon entourage. Distanciation des liens...
En relisant certains extraits j'ai pu retrouver, non sans étonnement, sensations et pensées d'autrefois. Presque intactes. Les capacités insoupçonnées de la mémoire sont fascinantes. Et il est troublant de lire l'insouciance d'autrefois, maintenant que la suite est connue...
J'ai aussi redécouvert des correspondances numériques parfois fort anciennes [disons 10 ou 15 ans...]. La plupart des personnes avec qui je les ai eues ont, elles aussi, disparu de mon cercle de connaissance. Parfois cela n'est pas allé au delà d'un seul échange ; amorces sans suite, affinités d'étoiles filantes. Il y a peu de chances que je relise un jour ces courriers orphelins et je pourrais donc les détruire sans les ouvrir. Je ne le fais pas parce que si j'ai décidé, autrefois, de les conserver, c'est que je considérais alors qu'il y avait quelque chose de suffisamment important pour cela. Mais quoi ? Et que faire des correspondances plus longues, qui ont pu avoir un effet déterminant sur mon chemin de vie ? Est-ce utile de garder trace des étapes du cheminement ? Que faire de ce gisement considérable dont seulement un centième recèle peut-être quelques pépites ?
Antérieurement j'écrivais mes pensées intime sur papier. Depuis quinze ans ces feuillets demeurent dans un coffret de bois que j'avais construit à cette intention [un cercueil ?]. Il ne me viendrait pas à l'idée de les détruire et pourtant je ne les relis jamais. Dès lors, pourquoi les conserver ? Quelle est l'utilité de ces archives personnelles ?
Journal (1977-2000)
Qu'ils soient numériques ou de papier, qu'est-ce qui me pousse à laisser épaissir cette sédimentation de documents ? Je crois que leur intérêt réside dans leur diversité. Chacun d'eux ne représente pas grand chose mais ensemble ils constituent le terreau sur lequel j'ai grandi. Ils sont ma culture, mon histoire singulière, mes racines d'arbre. Ils sont aussi, peut-être, un peu celles de mes enfants et de leur descendance. En cela, à l'instar des couches archéologiques, ces éléments détiennent des réponses à des questions que personne ne se pose encore : ni moi, ni ceux qui, éventuellement, trouveront un jour ces documents. En quelque sorte ils sont une valeur patrimoniale, au même titre que les fragments de vie ordinaire que chacun peut retrouver de ses ancètres dans une vieille armoire ou sous la poussière du grenier familial.
Mon grand-père avait ainsi gardé la correspondance qu'il avait eue avec sa mère alors qu'il était prisonnier de guerre, en 1914. Lettres, dessins, photos, ont ainsi traversé un siècle, soigneusement conservés par sa fille, qui se trouve être ma mère. Elle pensait que, hormis dans le cercle familial, ça n'avait guère de valeur. Je l'ai encouragée à répondre à la campagne de collecte pour le centenaire de la grande guerre et, à sa grande surprise, ces archives ont vivement intéressé. À tel point qu'aujourd'hui elles font partie d'une exposition dans un musée...
On ne sait jamais l'intérêt que d'autres que soi pourront trouver dans les traces que l'on laisse.
Sur le thème des archives familiales :