Ce qui est
Parfois il est dit que vivre c'est choisir : dire "oui" à quelque chose ce serait nécessairement dire "non" à autre chose. Sauf que passer d'un état initial à un nouvel état ne résulte pas toujours d'un véritable choix. Il existe des renoncements incontournables : l'enfance, la naïveté, les illusions, les premières fois, l'état amoureux... tout cela ne saurait durer éternellement et le choix ne nous est pas laissé de faire autrement. Pour grandir, il faut renoncer, se détacher de l'idéal rêvé. C'est le processus qui conduit à la maturité. De même, les disparitions et pertes, plus ou moins inéluctables, ne cesseront de nous rappeler la nécessité du désattachement : amours, amitiés, êtres aimés... « rien n'est jamais acquis », clame le poète. Ou, autrement dit, « vivre c'est perdre ». Mieux vaut accepter cette réalité pour vivre sereinement. Hélas, quelques aléas exceptionnels, tels que la destruction accidentelle d'une maison et de tous les souvenirs qu'elle contenait, peuvent mettre face à des pertes majeures. Ou pire, quand c'est son pays, mis à feu et à sang, qu'il faut fuir sans se retourner. Tous ces renoncements, parce qu'ils sont forcés et touchent à l'essentiel, peuvent résister longtemps avant l'acceptation totale. Mais résister, ce n'est pas être en paix.
Il peut falloir tout un cheminement intérieur pour passer du renoncement (devoir dire non à un projet, un idéal que l'on souhaitait voir advenir ou perdurer) à l'acceptation (dire oui à ce qui est, alors qu'on ne l'aurait pas spontanément choisi). Dans le renoncement il me semble voir une part de tristesse. Un adieu. Dans l'acceptation il y aurait comme une résignation... permettant de s'ouvrir à autre chose.
Fort heureusement, la plupart des choix sont assez simples à mettre en oeuvre, fluides, passant quasiment inaperçus.
Si je pose cette réflexion ici c'est que j'ai l'impression, depuis quelques années, de voir se succéder les pertes d'idéaux et de l'accepter relativement bien. Je ne sais pas si c'est une question d'âge, de parcours de vie ou de coïncidence hasardeuse. Certains renoncements tardent toutefois à opérer, résistant plus que d'autres à entrer dans la phase d'acceptation. Ma pensée se cabre, refuse. Comme s'il était trop tôt pour abdiquer. Renoncer, c'est parfois mourir un peu. Mais l'acceptation, qui est un choix secondaire face à ce que la réalité impose, n'est pas non plus un puissant moteur de vie. L'acceptation n'est ni joyeuse ni exubérante. Elle n'est pas désir... si ce n'est de sérénité. Accepter, c'est une façon d'éviter les émotions liées au renoncement, qui pourraient être douloureuses. Choisir de dire "oui" à ce qui advient, en souriant, vaut mieux que lutter vainement en opposant des "non" obstinés quand ils sont perdus d'avance. Il y a peut-être là une variante de la "méthode Coué" mais force est d'en constater l'efficacité.
Dire oui à la vie qui passe, au vieillissement, à ce qui ne viendra plus, à la dissolution des relations ou à la disparition des êtres chers. Accepter ce qui est.
C'est sur ce principe que j'ai accepté les conséquences relationnelles et sociales inhérentes à la vie en solo que, d'une certaine façon, j'ai choisie. J'ai préféré la liberté et la tranquillité, au détriment du partage quotidien. Indirectement j'ai aussi choisi de mettre en sommeil toute vie amoureuse. Ce n'est certes pas ce que j'aurais spontanément et idéalement choisi... mais c'est ce pour quoi j'ai opté face à ce que le réel m'a proposé. Du moins tant que les hasards et coïncidences ne m'offrent aucune pétillante perspective. Cette acceptation de « ce qui est », sans attendre autre chose, me permet de me sentir plutôt bien dans ma vie. Heureux, pourrais-je dire. Il lui manque cependant quelque éclat... ce qui n'est pas sans m'interpeller. Disons que je suis sobrement heureux. Il y a là une forme de simplicité, presque d'ascèse.
J'accepte probablement d'autant mieux ce calme existentiel que je vois se dessiner un avenir sociétal qui semble mener vers d'importants changements, avec force renoncements en vue et perte d'idéaux devenus inatteignables. Finalement mon état interieur et ce que je perçois du monde se conjuguent assez bien. Il y a une sorte de continuité, un mouvement synchrone. Une telle évidence que j'ai fait le choix - processus lent et laborieux - d'orienter dès à présent mon mode de vie vers une nécessaire sobriété, en vue de réduire significativement ma trace écologique et, par voie de conséquence, ma dépendance. Je suis en phase d'acceptation de tous les renoncements que cela induit. Et ils sont nombreux...
Il y a dans le concept un peu magique de "sobriété heureuse", une importante étape à franchir : renoncer. Être sobre quand on n'a pas connu mieux, ce n'est pas difficile. Mais renoncer à ce que l'on sait procurer une satisfaction n'est pas facile, je suppose que bien des fumeurs savent ce qu'il en est. Les amoureux éconduits aussi. Encore plus difficile est de renoncer quand d'autres, eux, ne renoncent pas et affichent leur insouciant plaisir. Le choix de la sobriété, s'il présente l'immense avantage de se mettre en accord avec sa conscience, n'évite pas - du moins durant le temps d'adaptation au nouvel état - une certaine âpreté.
La perspective de renoncer, ne serait-ce que partiellement, à l'extraordinaire liberté du déplacement automobile individuel, aux fabuleux voyages lointains, à la jouissance gustative de la viande, voire au confort domestique (chauffage facile, eau chaude à volonté, lumière abondante, technologie omniprésente...), ce n'est pas follement exaltant. Il y a comme un goût de privation. L'acceptation pleine et entière du renoncement n'est pas des plus évidentes. Et pourtant... c'est bien vers cela que je sens devoir aller. Un travail de longue haleine. Absorbant. Tout le contraire de futile.
Simplicité