Être d'émotions
Je n'aime pas commencer un texte par "Je". Comme s'il s'agissait d'une impolitesse que de se mettre au devant de la scène, au centre du monde, ou de circonscrire le monde à soi. Je, Moi...
Et pourtant ce "je" n'est-il pas systématiquement présent, quand bien même il n'est nullement nommé ? La moindre tentative d'analyse ou d'explication du monde n'est-elle pas subjective, dès lors qu'elle sort de la sécheresse du descriptif factuel ? Dire ou écrire "je" a simplement la franchise d'exprimer d'où l'on parle : je pense, je crois, j'observe, je déduis, j'estime, je ressens... Avez-vous remarqué combien cette subjectivité est souvent mal assumée ? Presque niée ? Je pense là à ceux, simples quidams ou "personnes autorisées, qui expriment publiquement leurs opinions et intérprétations, sous forme de "vérités" universelles. En particulier les journalistes, éditorialistes, analystes et experts en tout genre, qui énoncent des situations telles qu'ils les perçoivent, sans la moindre trace d'un "je". Or l'affichage de cette subjectivité pourrait mettre en évidence les limites d'un raisonnement, sa coloration, son éventuelle faillibilité et le doute qui devrait en découler. En termes d'opinions, mélanger le factuel avec l'interprétation qui en est faite ne peut que semer la confusion et rendre inévitables les désaccords.
J'évoque cela en considérant que chacun devrait s'efforcer de tendre vers l'objectivité, donc ne pas dissimuler sa subjectivité. Mais ce n'est que mon point de vue et d'autres peuvent exister...
Quand il s'agit de partager nos opinions et perceptions, bien souvent chacun de nous considère avoir une vision "juste" et objective du monde. Or le monde n'est-il pas totalement insaisissable ? Décrire c'est donc forcément réduire, omettre, transformer et interpréter. La seule vérité du monde est celle que chacun ressent en son for intérieur : ce que je vois, ce que je crois, ce que je ressens. Le "Je" est donc bien au centre.
C'est du moins ainsi que JE vois les choses...
Ce long préambule m'est venu alors que je voulais évoquer, pour ce qui me concerne, une sorte de carence en sensations. Ou en émotions. J'en ai pris conscience hier lorsque, écoutant la radio, je me suis surpris à fondre en larmes. Et c'était bon. Il était question de moments forts racontés en toute simplicité par ceux qui les avaient vécus. Totalement subjectifs et riches de cela, le "je" y était au centre et, par cela même, me touchait au coeur. Nulle intervention extérieure, nulle question : seulement un être qui exprime sa perception d'un évènement important. Je crois qu'ainsi chaque auditeur, comme moi, pouvait ressentir, ou pas, une connivence avec le narrateur. Entrer en résonance, en sympathie. Il y avait là toute la vérité de celui qui raconte. Elle m'a directement impacté, touchant ma propre sensibilté, mes propres émotions. Cette vérité subjective était sans filtre. Elle ne cherchait pas à convaincre, elle ne prétendait pas à l'universalité. Elle ne délivrait aucun savoir, seulement une expérience. C'était simple, modeste, humble. Il était pourtant question d'actes considérés comme "héroïques", sauf que ceux qui les avaient effectués ne se considéraient pas comme des héros.
Si le Je paraît parfois prétentieux et arrogant, il peut tout aussi bien être signe d'humilité. Ne parler que de soi. De sa place. De son être. Être soi, être d'émotions. Tout simplement.
La subjectivité assumée, quand elle s'allie à l'humilité, me touche profondément. Elle m'émeut, me bouleverse. Entendre l'autre se dire en vérité, en toute simplicité, me fait irrésistiblement penser à cette sorte de vulnérabilité qui accompagne la confiance. Quelque chose d'éminemment sensible. Je crois que rien ne me touche davantage...
- Émission "Les pieds sur terre", sur France Culture, du lundi au vendredi, de 13h30 à 14 h
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