Deuil anticipé
N'avoir été que brièvement affecté par le décès de ma mère m'a un peu étonné. Quelques jours seulement, et voilà, c'est passé. Le chagrin n'y est venu que par bouffées, à des moments où je réalisais par les sens qu'il n'y aurait jamais plus de retour en arrière. Que la perte était vraiment définitive. Comme si, en dehors de toute raison, j'avais gardé l'absurde espérance que quelque chose de la relation pourrait à nouveau être vécu "comme avant".
Il y a des années que je me préparais à cette mort, ayant bien souvent pensé, en quittant mes parents après une visite, que c'était peut-être la dernière fois que je voyais ma mère. En quelque sorte, le deuil était entamé depuis longtemps. Si bien que la mort n'a été que l'acte final du processus, comme le fruit qui, mûr, tombe de l'arbre.
Depuis quelques temps je me demandais quelle serait ma réaction lorsque ma mère mourrait. Il me semblait que j'aurais pu traverser ce moment sans verser une larme. Un peu honteux, presque inquiet d'être aussi détaché. En réalité l'émotion m'a assailli a plusieurs reprises, sans que je ne puisse, ni ne cherche, à la contrôler. Rassuré, en fait, d'être bel et bien sensible aux liens d'attachement. Sensible à la qualité de la relation que j'avais avec elle.
Et c'est bien parce que j'ai assisté à la lente dissolution de cette relation par essence singulière, avec une mère qui était devenue sur le tard proche confidente, me dévoilant ses états d'âme, ses tourments, ses remords, ses secrets, que j'ai pu entamer simultanément un travail de détachement à son égard. Elle a eu le temps de me confier ce qui lui tenait à coeur et ainsi d'alléger son esprit avant qu'il ne s'embrouille. Elle et moi avons eu le temps de nous dire ce qui nous était important, l'un et l'autre. Je ne me rendais pas compte que le temps infiniment lent de la dissolution relationnelle amorçait déjà un travail de deuil par anticipation.
Je pourrais presque dire que mon deuil est déjà terminé. Ma vie a repris son cours.
Sauf qu'hier, en voyant des tulipes dans un jardin et des forsythias en fleurs, se sont discrètement ravivés des fragments de souvenirs très anciens, me ramenant à elle lorsque j'étais enfant. Ce soir, c'est en préparant mon repas, que m'est revenue sa façon d'écaler les oeufs...