Critiquer l'intime
Il y a quelques années, au tout début de la déferlante blog, un joyeux agitateur adepte des coups de pieds dans les paisibles fourmillières avait eu la délicate idée de critiquer les journaux intimes en ligne. Comme on critique un livre, ou un film. Avec candeur ce nouveau venu considérait que ce qui s'exposait en public s'exposait aussi à être critiqué. En toute logique c'est un point de vue qui se défend... Sauf que l'intime publié n'est pas une oeuvre, mais une partie de la personnalité de son auteur. Critiquer "l'oeuvre" revient donc à critiquer la personnalité de l'auteur.
Il se trouve que mon journal en ligne, dont on ne saurait affirmer qu'il se situait au devant de la scène et de l'agitation, avait été choisi comme premier cobaye. J'ignore les raisons de ce privilège mais il n'était certainement pas étranger au fait que, à cette époque, j'essayais de jouer un rôle fédérateur dans la réflexion sur l'écriture de soi en public. Une place qui me rendait un peu plus visible que d'autres. Or émerger, de quelque façon que ce soit, attire les regards, voire les jalousies. Je suppose que quelque chose de ma personnalité "bien pensante" avait fait le reste, en agaçant le téméraire pourfendeur de bons usages et d'ambiance feutrées. Ce qui fait que, loin de limiter sa critique à mon style d'écriture ou à la forme narrative, c'est aussi ma façon d'être et de me présenter qu'il avait épinglées.
J'avais très mal ressenti cette critique, que j'avais prise bien plus au sérieux que son auteur à l'humour potache ne semblait le souhaiter. Je m'étais senti mis à nu devant "tout le monde" [les lecteurs du blogueur, en fait...], exposé au regards sur une estrade sans l'avoir choisi. Bien mal inspiré je m'en étais ouvert publiquement, ce qui n'avait fait qu'attiser la curiosité d'une faune inconnue avide de polémiques. Expérience dont je garde le souvenir désagréable et qui me conduit, depuis, à éviter ce genre de situation...
Car paradoxalement, bien que je dévoile assez largement ce qui m'est personnel, je n'aime pas "m'exposer" (dans les deux sens du terme). Je suis mal à l'aise dès que je sens trop de regards converger vers moi. Gêné quand on parle de moi d'une façon trop éloignée de l'image que je souhaite donner. Or cette image participe à la prise de conscience/confiance que me permet l'écriture sur internet. J'accorde ce pouvoir à l'outil d'expression. Dans ces conditions publier mes ressentis intimes a, depuis toujours, quelque chose d'aberrant et d'un peu casse-gueule. Si je continue malgré tout c'est pour la découverte et le partage de ressentis : les miens en échange des votres, ici ou sur les blogs de lecteurs. J'y trouve un enrichissement certain et j'aime l'idée de ce genre de partage. Au point d'en faire un peu de prosélytisme...
Mais je crois que je reste imprégné par la "vieille école" : la lecture des écrits intimes devrait se faire avec empathie et respect de la sensibilité de l'auteur. C'est à dire sans émettre de jugements négatifs, sans conseils ni reproches. J'y vois la condition sine qua non d'une écriture-lecture partagée au plus près de l'intime dicible. Je crois que la richesse des échanges vient de l'expression d'une sensibilité aux limites de la vulnérabilité. Exposer ce domaine fragile aux regards de tous c'est évidemment prendre le risque de se voir bousculé. Adopter une attitude bienveillante serait, pour le lecteur, la contrepartie à payer. Fort heureusement, la plupart du temps, les commentateurs ne versent pas dans la critique. Ils ne sortent pas du pacte qui consiste à ne pas "agresser" celui qui se met à nu. Ou du moins cela reste à un niveau tolérable. Pour ma part, avec les années, je me suis aussi un peu épaissi le cuir...
Il faut bien comprendre que dans l'intimité exposée, qu'on appelle aussi "extimité", l'élément prééminent c'est l'intime. Pas l'exposition ! C'est une intimité choisie qui est affichée en public et il est important que cela reste dans cette hiérarchie. L'intime prime sur la mise en public. Si c'était l'inverse ce serait de l'exhibitionnisme. Alors quand cette inversion conduit des lecteurs à puiser dans les éléments épars de l'intimité d'un auteur, dans le but de les exposer publiquement pour donner de lui une image « plus réelle », on rentre dans une situation assez glauque qui n'est pas sans rappeler le monde des paparazzi. C'est le réveil du côté sordide du voyeurisme. Celui-là même qu'exploite souvent une presse sans scrupules, avec le malaise qu'il peut engendrer.
Face à l'extimité, ce que ne comprennent pas certains commentateurs un peu "rentre-dedans", c'est que s'ils se laissent aller à ce penchant ils risquent fort de perdre l'objet de leurs critiques. Pour ma part, dès que je me sens jugé défavorablement j'ai tendance à répondre de façon défensive/agressive puis à me replier dans le silence. Je m'efface de la scène publique, c'est un réflexe automatique.
Cela dit... je reviens toujours ! Ce qui signifie que je trouve aussi mon compte en étant bousculé. Peu à peu j'apprends à cerner les contours de ce qui est dicible sans trop de risques et de ce qui ne l'est pas sans conséquences. J'ai bien conscience que certaines de mes idées peuvent déranger. Ce qui n'est pas pour me déplaire, d'ailleurs...
Je reconnais que je suis moi-même assez ambigü avec cette intimité dévoilée, dont j'apprécie de savoir qu'elle peut amener à une réflexion et une prise de conscience chez mes lecteurs. J'aime un peu bousculer certaines idées toutes faites. Ça fait partie de l'enjeu. Mais je ne suis pas pour autant en capacité d'endurer une mise en lumière soudaine de mes failles et autres incohérences apparentes. Je n'ai pas les moyens de résister sans sourciller à la pression des regards sur moi. D'un côté la contradiction me galvanise, de l'autre elle me fragilise. La ligne de partage se situe là où le public et le privé se séparent. Entre les idées et la personne qui les émet.
Il n'est pas très difficile, au fil du temps, de déceler dans ce que je raconte des incohérences partielles entre le discours et les actes. Parce qu'entre ce que je crois être, ou voudrais être, et ce que je suis il y a un écart possible... que peuvent mettre en lumière des lecteurs avec plus ou moins de tact. Acculé, implicitement sommé de m'expliquer pour rester cohérent, je peux alors me sentir pris dans le piège d'un dévoilement excessif, par moi-même tissé. Flagrant délit de contradiction ! Et devant tout le monde, en plus ! « Tu n'es pas ce que tu dis être, tu ne corresponds pas à l'image que tu cherches à donner de toi ! ».
Merci de me rappeler qu'entre la prise de conscience et la mise en actes il faut du temps... mais il est dommage d'oublier qu'entre ce que j'ai écrit un jour et ce que je suis devenu depuis il peut y avoir un écart important. C'est assez logique puisque c'est un des objectifs de ma démarche d'écriture...
Est-ce que je ne chercherais pas à être contredit, finalement ? Mes écrits ne seraient-ils pas une mise à l'épreuve constante du regard d'autrui ? Une façon de mettre en évidence des points que j'aurais à travailler ? Auquel cas je ne peux qu'accepter le verdict, même si je préfère me faire discret à ce moment-là.
Quoi qu'il en soit, parce qu'elle est commentable par tous sans protection particulière, l'expression sur un blog ne convient pas au dévoilement intime tel que je l'ai pratiqué pendant des années dans la discrétion relative d'un "site personnel". À l'origine ce "Carnet" que vous lisez, version commentable de mon journal intime, avait été ouvert expérimentalement pour prendre du recul avec un dévoilement intime surabondant. Je pensais que la présence de commentateurs m'empêcherait d'être dans un registre trop personnel. Cinq ans plus tard l'objectif est partiellement atteint, avec une belle surprise due à la qualité générale des échanges, qui me pousse souvent à explorer plus loin. Mais c'est aussi ce qui m'amène régulièrement sur le fil du rasoir...
J'en arrive sans surprise à la conclusion que, pour mon cas, l'intimité la plus sensible supporte mal la critique publique. Mon intimité n'est pas commentable sans précautions. Mais comme il n'est pas question que je demande à être "protégé", c'est à moi de trouver comment m'exprimer sans me surexposer. Ici ou ailleurs, avec ou sans commentaire, en y répondant ou pas.
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Nb : ne souhaitant pas consacrer un temps considérable à débattre de ce sujet je ne répondrai pas forcément aux éventuels commentaires. Je les lirai cependant tous, comme je le fais systématiquement.